Maintenant que je connais Sauvaire, je peux voir que ce film condense tout ce qui pose problème dans ses deux premiers films, en appuyant le trait encore plus. Il a aussi, premièrement, les qualités de son cinéma, à savoir une âpreté et une brutalité qui n'est pas qu'un argument publicitaire un peu racoleur, le film parvient à ne pas sombrer complètement dans l'envie de représenter des choses de plus en plus dégueulasses, au contraire, il parvient plutôt bien à rendre ce que l'on voit à l'écran banal, où du moins à les rendre communs, y compris aux moments où l'on pourrait s'attendre à ce que le film lâche vraiment les chiens sur la violence graphique (le macchabée dans la baignoire), mais où justement il sait prendre de la retenu. Même s'il ne va pas vraiment à fond là-dedans, le film tend également à travailler une sorte de faux rythme, où les interventions s'enchaînent sans de progression dramatique claire, ni crescendo. La scène dans la laverie est super bien venue de ce côté-là, en montrant aussi que le métier, bien qu'il implique des rencontres étranges, ne mène pas que vers le drame. Cette monotonie et cette répétition permettent au film de déployer un discours politique simple et qui se passe de mots (très loin d'être une règle ici) : la violence subie se situe globalement du côté des pauvres, qui plus est dans des communautés issues de l'immigration.

Néanmoins j’émettrais une première critique quant à cela, ses représentations étant tout de même assez limitées, les personnes secourues étant tout de même plus ou moins dépeintes comme des sauvages, ce que je trouve pertinent en un sens, particulièrement dans la scène où Cross est impassible devant les insultes de la vieille femme dans l'ambulance, montrant bien la limite inhérente au secours apporté par les ambulanciers, qui ne peuvent jamais réellement apporter de solutions humaines, et débarquent équipés d'uniforme pour accomplir des manœuvres pragmatiques dans des quotidiens extrêmement difficiles. Je trouve qu'il aurait gagné à allonger davantage certaines scènes, quitte à montrer moins de choses, afin de rendre son discours moins caricatural, ce qu'il est parfois. La scène où il récupère l'homme blessé par balles illustre bien cela, on est censés voir que Cross commence à changer d'état d'esprit par rapport au métier, mais le passage est trop court pour véritablement créer un double discours, donc ce qu'on voit c'est simplement des gens - tous noirs - s'insurger et violenter Cross et son collègue. Je reste prudent quant aux procès fait au film car Johnny Mad Dog m'avait également mis le doute sur le racisme éventuel du film, mais il parvenait bien à se nuancer, mieux que celui-là, qui se raccroche aux branches in extremis dans son dernier mouvement. Même ressenti dans le passage avec les intégristes religieux, d'origine indienne je suppose, qui pour le coup est vraiment raté car stupidement court, ce qui le rend vraiment bête sur ce qu'il traite, n'ayant rien d'autre à montrer que les images que l'on a tous des témoins de Jéhovah et autre : "on donne pas de médicaments c'est la volonté de Dieu", sans plus, donc totalement bête et accessoire.

Ces différents soucis que j'ai avec la façon dont le film déploie son discours, plus qu'avec le discours en lui-même, s'expliquent aussi par l'échec quasi systématique des scènes qui sortent des interventions, et même des scènes de dialogue, si l'on va au bout du problème. En voyant les trois films de Sauvaire, ce qui est évident c'est qu'on a affaire à un type de l'action. Les meilleures scènes d'Une prière avant l'aube sont celles totalement muettes, ou limitées à des échanges vides de sens, soit par l'impossibilité factuelle de communication (barrière de la langue), soit par la répétition absurde de mots qui deviennent presque des bruits d'animaux. Johnny Mad Dog tombait un peu dans les travers de Black Flies dans la dernière scène, qui résumait bêtement ce que le film disait jusque là très bien sans dire un mot. Ici, les échanges entre Cross et Rut, Cross et LaFontaine (qu'est-ce qu'ils t'ont fait Michael ??), ou Cross et sa petite-amie sont tous assez indigents, si ce n'est incohérents, tous très clichés, illustratifs, et faisant doublons avec d'autres scènes vu auparavant. La scène où Cross et Rut se revoient après la seconde suspension de Rut est purement consternante, révélant également un gros problème de montage dans le film, Rut racontant ce qu'il a fait à Cross en le tournant comme une révélation alors qu'on a littéralement eu la scène de son point de vue quelques minutes avant. C'est un problème de point de vue, on ne peut pas éprouver le ressenti de Cross, vu que l'on a une longueur d'avance sur lui. Le film crée une distance avec le personnage que je ne comprends pas, car même si on prend cette de discussion sur un plan purement esthétique, c'est une rupture de ton avec une grammaire classique illustrant des dialogues accessoires. Son intérêt est narratif, mais on a déjà connaissance de tout ce qui se joue, vu que même la réaction de Cross n'a pas d'intérêt particulier. De leur côté, les scènes avec Michael Pitt sont censées nous dire quelque chose d'un glissement du personnage vers une zone grise, mais le film s'arrête avant que quoi que ce soit ne soit abouti, et ça ne me paraît pas de la subtilité de montrer qu'il s'agace un peu plus quand on le malmène alors qu'il essaie de porter secours à quelqu'un. L'absence de véritables scènes de vie privée empêche la compréhension de cette contamination progressive que l'on ne fait que deviner, ou qui prend des proportions stupides pour nous le faire comprendre (l'étranglement sérieux faut vraiment avoir seize ans pour écrire ça, il côtoie la violence donc en deux mois il devient un wifebeater). Idem avec les parasites sonores, si on oublie que c'est vu et revu, ça apparaît dans une scène ou deux, mais encore une fois aucune progression dramatique, aucune graduation, tout est toujours extrême du premier coup, on le voit bazarder ses affaires par la fenêtre sous le coup de la colère, et la scène d'après il dit à Rut qu'il vient de passer son concours et qu'il attend les résultats : ?. C'est juste fatiguant une écriture aussi caricaturale et qui se pose jamais la question de ce qui précède et suit, chaque scène semble autonome car c'est plus simple à faire, et quand il essaie de créer du liant dans son récit c'est avec du symbolisme qui ne fonctionne que par rimes et ne veut au final rien dire. Les bras qui deviennent des ailes la vie ou la mort, s'écraser ou s'envoler, ok, la baignoire... on sait pas trop, la mort ? Mais pour dire quoi derrière, aucune idée. Une prière avant l'aube était déjà gourmand sur les symboliques religieuses ronflantes, mais je pense que celui-ci est pire.

En somme un film sensoriel et visuel enrobé dans des couches d'éléments rendant le film vendable et ouvert, qui dans ce cas précis le parasitent complètement, faisant d'un récit simple et brut classique et finalement, gentil. Car ce que je reproche le plus au film, c'est d'être au final très conventionnel, de ne jamais quitter cette posture de saint donnée aux ambulanciers, de ne jamais vraiment franchir la ligne. Car c'est plus simple de se débarrasser de ton élément gris, de lui offrir un salut unanime en le rendant "injugeable", pour garder ton héros au comportement au pire critiquable, mais dont les conséquences de ses actes ne retombent au final que sur lui-même. De poser une question aussi intéressante que : si on a le choix de donner la mort, est-ce que parfois, oui, il faudrait la donner, pour conclure ton film sur une réponse claire, répondant parfaitement aux normes sociales, avec en prime un redorage de portrait histoire de convaincre les circonspects dans l'assemblée, tout étant fait pour nous rassurer dans nos avis, plutôt censés par ailleurs, sur ce qui est bien ou mal. Il faut sauver les bébés, évidemment, mais en plus si c'est une bonne mère, pas de raison. C'est nul, c'est con, c'est confortable.

Et je passe sur la copine du héros qui, littéralement dans toutes les scènes, ou se fait baiser ou s'occupe de son gosse. Et sur le gâchis de Katherine Waterston.

RamiValak-II
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le 6 avr. 2024

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