Paradoxe de la société (encore un): d’une part les gens râlent à propos de films qui ne leur présentent pas un univers totalement cohérent et totalement réaliste, ou encore quand trop de choses leur sont expliquées, d’autre part les mêmes gens râlent quand un film ne les prend pas par la main, mais leur donne simplement un point de vue, un éclairage particulier sur un univers complexe et paraissant exister en autonomie, ou encore qui montre un réalisme ne correspondant pas à une certaine conception des choses réalistes. J’affirme sans louvoyer l’existence de ce paradoxe, étant donné que je fais partie de ces râleurs-là. Je ne peux le résoudre, c’est simplement qu’avec certaines œuvres l’une ou l’autre approche fonctionne, et qu’avec d’autres elle appelle son contraire, qui semble alors préférable. Mais les possibles alternatifs ont un problème: ils ne sont pas réels. Pourquoi un réalisateur préfère embellir la réalité à la place d’y adhérer strictement? Une réponse souvent avancée est qu’avec l’autre approche on s’ennuierait. Certes. Mais qui dit qu’en respectant le réalisme le tissu narratif ne cesserait pas lui-même d’être cohérent (et partant efficace)? Car tout dépend du but global que se donne le réalisateur. Ce but est censé déterminer la manière d’aborder les choses, et ce n’est qu’à partir de la connaissance du but du réalisateur (qui échappe souvent au spectateur) qu’on peut parler du bon ou mauvais choix de la représentation.


Bien entendu, ce raisonnement ne tient pas compte lui non plus de la réalité du terrain, c’est-à-dire de la pléthore d’hommes qui fabriquent un film, des influences des tendances du moment, des producteurs, de la situation sociale générale du moment, des accidents, des retards etc. Si je devais les intégrer, je dirais qu’un film, que j’appellerai «méta-narrativement cohérent» (où l’intention du réalisateur est en adéquation avec l’histoire racontée, la forme de la narration, les choix visuels, de cadrage, de découpage, et les symboles qu’on peut dégager de tout ça), est une chose très rare, et que même s’il l’est, ce fait peut être voilé par de nombreux facteurs.


(Par contre, je connais un exemple de film totalement «méta-narrativement incohérent». C’est «Sliver», avec Sharon Stone, William Baldwin et Tom Berenger. L’histoire est censée être un mystère sur l’identité d’un meurtrier. Les indices pointent aussi bien vers le personnage de Baldwin que celui de Berenger. La fin originale établissait la culpabilité de l’un, sauf que sa noirceur avait déplu aux screen-tests, d’où une fin retournée où le coupable était l’autre. Sauf que sans savoir la fin, on ne peut rien deviner, et on se fait berner dans les deux cas, puisque les deux possibles sont réalisés. Aucun ne marche dès lors qu’on sait l’envers du décor. Le film n’a pas été pensé dans sa cohérence interne, tant narrative qu’au niveau des intentions du réalisateur; tout s’est décidé à l’improviste. Et même si le film est visuellement intéressant, je ne peux aucunement le considérer comme une réussite, car il crache au visage du spectateur.)


À l’égard de Blade Runner, je suis constamment déchiré par ce paradoxe. D’une part, visuellement le film est sublime et l’atmosphère immerge remarquablement dans le monde de «2019». Tout est fascinant, les personnages, les décors, la musique, l’histoire elliptique etc.; je ne veux pas insister dessus. Cependant, dès que je me pose une ou deux questions, le monde dépeint s’effrite, comme une laque trop fine. Fait insolite: pendant le visionnage, j’ai beau critiquer quoi que ce soit, le film ne cesse de fonctionner, car il me tient dans son atmosphère. Ce qui est inconnu de l’histoire, de l’univers semble pourtant exister simplement hors-cadre; je peux facilement me dire qu’en élargissant un peu le film, toutes les questions recevraient leurs réponses, mais que Scott a délibérément choisi de rétrécir le point de vue pour créer une frustration chez le spectateur, qui le laisse avec un désir qui le travaille après le visionnage de combler les lacunes par l’imagination. Le film est alors pris comme une fenêtre sur un monde parallèle, un monde construit avec ses propres règles dont on ne devrait pas questionner la motivation, simplement parce qu’elles sont actualisées, tout comme dans notre réalité l’absurdité et la contradiction ne se justifient pas forcément (puisque la totalité de la connaissance qui éclaircirait les nuances échappe à l’expérience humaine), mais cohabitent sans problème.


Ensuite, comme avec d’autres films, mais avec Blade Runner en particulier, je m’interroge longtemps après sur les enjeux, les buts de Ridley Scott, l’histoire, et je me dis: mais quel bordel! Tellement de choses inexpliquées sans raison, tellement de facilités dans le scénario, un personnage qui sont là parce que ça fait mystérieux (Gaff), un entassement inextricable de thèmes et de symboles, des parallèles avec le film noir qui servent à la subvertir, une licorne (???).


Ce sont ces choses que je voulais présenter dans cette critique qui n’en est pas une. Car malgré tout, en tant qu’expérience sensorielle, le film relève du génie, et de nombreux plans, la musique, l’ambiance, se sont profondément imprimés dans ma mémoire. De plus, l’influence du film se ressent dans tellement d’œuvres postérieures que je ne changerai même pas ma note (10/10). Ça ne signifie pas que je ne peux pas moi-même pointer sur les faiblesses du film ou ce qui me laisse perplexe ou ne me convainc pas. Voici une liste, sûrement non exhaustive:


L’attribution du nom de Blade Runner aux chasseurs de Replicants. Blade Runner signifie «coureur de lame», ce qui n’a absolument aucun rapport avec la fonction qu’ils exercent. Quelle est la lame sur laquelle ils courent? Pourquoi courent-ils et ne marchent-ils pas? Pas même un indice ne se trouve ans le film (dans le livre peut-être?). À mon avis, le nom a été choisi par l’auteur/réalisateur pour son effet esthétique, ce qui va à l’encontre de la tendance générale de tels noms, à savoir les noms de fonction, car le but est de faire comprendre une position dans un corps officiel et une appartenance hiérarchique. En d’autres mots, Blade Runner c’est classe, mais débile. Je peine à imaginer la commission administrative ayant pu décider d’un tel nom. D’autre part, si le nom n’est pas officiel, je ne vois toujours pas le rapport avec leur fonction; ils ne sont pas plus «coureurs de lame» que des gens d’autres professions...


Le film se déroule en 2019, ce qui est complétement improbable. Le film a été réalisé à la fin des années 70, le livre écrit en 1968, donc en prenant en compte le genre anticipation de ces œuvres-là ça laisse 50 ans à l’un, 40 ans à l’autre pour voir se réaliser les univers décrits. Je pense qu’on ne pouvait pas sérieusement concevoir qu’en 2019 on ferait des vols «intergalactiques». Parce que quel intérêt? L’humanité a autre chose à faire franchement, et rien que dans le Système solaire il y a des choses à explorer et exploiter pour des générations. D’autres choses ne sont pas claires dans cet univers, par exemple la situation de Deckard. Il lit le journal tranquillement au début, et semble rechigner à venir avec Gaff puis à accepter le travail. Est-il donc à la retraite, si jeune? N’a-t-il pas d’engagement avec la police, de contrat? Pourtant son travail est officiellement reconnu, puisqu’il montre ses documents après avoir tué Zhora.


Continuant sur Deckard. Même si je pense que c’est au moins en partie voulu, c’est un mauvais flic et un personnage peu sympathique, si on excepte l’immense charisme d’Harrison Ford. D’ailleurs tout d’abord Holden. Ne pas fouiller un potentiel Replicant avant de l’interroger? Non-sens! Il a mérité de finir à l’hôpital pour son insouciance. (À propos d’Holden, une sous-question: pourquoi, quand Leon tire sur lui, le mur derrière se brise d’une manière aussi violente au contact de sa chaise? Était-ce un open-space moisi?) Donc Deckard, ayant sous les yeux l’exemple d’un camarade gravement blessé pour avoir sous-estimé un Replicant, continue comme si de rien n’était, et va voir Zhora sans prendre de précautions. Il a certes son pistolet, mais c’est à peine qu’il sait s’en servir. Il semble vraiment pris au dépourvu quand celle-ci le frappe au visage (elle aurait pu facilement le tuer d’ailleurs...). Ensuite, il l’abat avec 3 balles, alors qu’il aurait pu, après la première touche, cesser de tirer, qu’elle s’épuise et tombe, pour ensuite qu’elle lui révèle des indices concernant les autres Replicants... Là il aurait pu l’achever. Mais son mode opératoire n’a pas vraiment de sens (son enquête elle-même n’a pas de sens). Je mentionne en passant que la police présente sur place n’appréhende pas Deckard mais attend sagement derrière lui, jusqu’à ce qu’il montre ses papiers. Suspect armé vient d’abattre de sang froid une femme devant une foule de passants, et la police ne réagit pas??


Peu après, il est confronté au Leon, encore une fois surpris et incapable de se défendre. Ce qui est étonnant, c’est sa capacité à faire des blagues alors qu’il va mourir. C’est un trait plutôt d’Indiana Jones je dirais, et dans Blade Runner ça dissonne étrangement (comme je l’ai dit au début, ce n’est pas une critique négative du film, puisque la scène est drôle, mais dès que je sors de ma posture de spectateur pris dans l’histoire, je constate toutes les fissures qui défont le film, qui semble cousu de pièces de natures et d’intentions diverses, pas toujours compatibles). Je comprends par contre que ce trait peut caractériser le détective du film noir (personnage, semble-t-il, subverti dans ce film). Bref, en tout cas, dans une coincidence majeure Rachael intervient et le sauve. Que fait Deckard? Il l’amène chez lui et couche avec, presque de force (???). C’est un film des années 80, qui reprend des codes du film noir, donc dans le contexte de la production le fait ne choque pas (cf. tous les films d’action de l’époque où le héros couche avec la demoiselle qu’il vient de rencontrer et avec qui la seule chose qu’il partage c’est le danger). Mais que doit-on penser de Deckard? Que sa conduite était justifiée? D’où ça sort qu’il couche avec un Replicant qu’il voit pour la 4e fois dans sa vie? Et avait-t-il déjà décidé qu’il allait la sauver ou hésitait-il encore? On ne le saura pas, tout comme on ne saura pas pourquoi Rachael est laissée en vie, alors que les forces de l’ordre savent (la preuve en est l’origami de licorne) que Deckard la cache chez lui.


D’ailleurs, il semble abandonner son enquête après la mort du Leon, ne relevant pas d’indices sur les cadavres... Pense-t-il que en avoir fini parce qu’il n’a plus de pistes? LA FAUTE À QUI? C’est à se demander pourquoi Bryant lui demande de s’occuper de l’affaire... les résultats n’y sont pas. Gaff serait bien plus à même: il semble compétent, lui. Pour finir, Deckard se fait battre facilement par Roy et Pris. Flic de merde.


Le problème ici est que je ne sais pas jusqu’où je peux considérer que c’est une intention de l’auteur et à partir d’où c’est mon interprétation. Cette ambivalence du personnage, comme l’ambivalence de Roy Batty, participent à une sorte de dissonance cognitive que produit sur moi ce film.


Roy Batty donc. Leader des Replicants, et figure tragique supposément. Je peux comprendre qu’il tue son créateur, dans une scène hautement symbolique (et très bien faite), mais pourquoi procède-t-il à tuer J.F. Sebastian? Pourquoi tue-t-il, avec ses acolytes, 23 humains lors du vol de la navette? Pour moi, ça gâche quelque peu le côté tragique. Je ne peux m’empêcher de le condamner; il ne devient jamais sympathique. Je ne comprends pas non plus pourquoi lui et sa Pris reviennent ensuite dans l’immeuble de Sebastian. Savent-ils qu’un Blade Runner viendra? Que savent-ils au juste après la scène avec Tyrell? Seulement qu’ils vont mourir et que c’est inévitable. Ok. Thématiquement, je crois qu’on en a fini. Alors pourquoi au film restent encore vingt minutes? Montrer que Roy sauve Deckard? Pas convaincu, vraiment pas. Cette scène finale, dès lors que Deckard est envoyé au domicile de Sebastian, me paraît artificielle et étirée. J’y reviendrai un peu plus loin. Avant ça, quelques questions encore: que fait Roy du chinois designer des yeux? S’il le tue, pourquoi la police ne trouve pas son cadavre et n’en informe pas Deckard? S’il ne le tue pas (peu probable), le designer n’informe-t-il pas la police de cette visite? De même, pourquoi les ingénieurs qui ont travaillé sur les Replicants ne sont pas placés sous surveillance? Ce serait une décision intelligente à mon avis... Enfin, la question la plus importante: où Roy trouve-t-il la COLOMBE? Doit-on croire que dans le futur les animaux ont quasiment disparu, même les pigeons omniprésents, mais pas les colombes?? Les colombes ont-elles remplacé les PIGEONS sur les toits? Mon cerveau surchauffe.


Concernant l’immeuble abandonné où vit Sebastian. Vu la surpopulation, la crise du logement devrait être accentuée, d’où de nombreux SDF et squatteurs. On voit bien que les gens prennent tout ce qu’ils peuvent, par exemple quand la voiture de Deckard se fait assaillir par 4 malfrats qui tentent de voler des pièces détachées. Alors ça me paraît improbable que personne ne se soit installé dans l’immeuble de Sebastian, d’autant plus qu’aucune protection n’y est installée. Et encore, concernant Tyrell: le QG de la corporation est immense, et pourtant les ingénieurs qui travaillent pour fabriquer les Replicants sont sous-traités à domicile, dans des locaux miteux??


Je vais terminer sur l’enquête, qui est non seulement décousue, mais aussi résolue par les besoins du scénario. Deckard n’a plus de pistes, donc on le laisse niquer Rachael et pendant ce temps on développe l’histoire des Replicants, qui agissent de sorte à fournir des éléments pour finir le film, à savoir deux cadavres et un endroit où les trouver. Il n’y a aucune raison pour les Replicants de rester chez Sebastian et non dans le QG de Tyrell (puisque de toute façon ils vont mourir très vite), et aucune raison, sauf scénaristique, que Bryant ordonne à Deckard d’aller chez Sebastian. De cette manière, la fin du film semble comme rajoutée juste pour en dénouer les fils, mais non parce qu’elle était nécessaire. En plus, sa durée excessive (20 minutes d’«action») met en avant son inutilité. Je veux dire qu’ici j’ai l’impression que le film aurait pu finir sans confrontation, sans climax: Deckard d’un côté tue ou ne tue pas Rachael, puis se fait arrêter ou non, Roy de l’autre côté meurt de vieillesse. Roy sauve Deckard, Roy accepte de mourir, et alors? Puis Gaff arrive comme par magie (son personnage ne semble être là que pour rajouter quelque élément mystique au film), ce qui confirme plus ou moins qu’il savait à tout moment ce qui se tramait, sans intervenir. Intérêt?


Quel intérêt de suggérer que Deckard est un Replicant aussi (si on excepte les spéculations que ça a créées)? Et de le laisser partir avec Rachael? Je ne sais pas, et je m’en fous un peu, puisque l’empilement de questions sans réponse commence à me peser.


Une dernière chose, quel intérêt de l’enquête de Deckard en soi? Le scénario se résout sans lui: Tyrell attendait la venue de ses créations, Roy et les autres meurent de vieillesse de toute façon, Gaff savait tout.


M’enfin, tant que le film en lui-même me plaît...

Owen_Flawers
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le 14 oct. 2017

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Owen_Flawers

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