Blade Ruinneur
Denis Villeneuve est un metteur en scène qu'on apprécie. Sicario, Enemy, Premier Contact... la plupart de ses œuvres sont puissantes, et on sait le bonhomme capable de mettre une beauté plastique...
le 4 oct. 2017
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Une lumière hésite sur le métal d’un monde éteint. Elle glisse, se rétracte, semble chercher une peau à caresser avant de s’évanouir. De cette hésitation naît le premier souffle de Blade Runner 2049 : non une explosion, mais un frémissement. Le film s’ouvre comme on entrouvre une cicatrice ancienne, avec la lenteur des choses qui savent déjà qu’elles vont faire mal. Tout, ici, semble venir d’un souvenir enfoui : la poussière d’un rêve qu’on aurait cru dissipé, la rumeur d’une ville encore debout sous les décombres du futur. Ce n’est pas la science-fiction qui s’avance, mais la mémoire.
Villeneuve filme l’avenir comme on contemple une ruine. Son geste n’est pas celui d’un héritier inquiet ni d’un iconoclaste : il s’inscrit dans la continuité d’un monde qui, depuis 1982, n’a cessé de se décomposer en silence. Ce qui frappe, dès les premières images, c’est la lenteur majestueuse du mouvement. La caméra, loin des trépidations du spectacle contemporain, progresse avec une gravité quasi géologique. Chaque plan semble peser avant de se déployer. Les travellings s’étirent, respirent, se suspendent, comme s’ils portaient le poids d’un monde en équilibre sur le fil du néant. Le découpage privilégie la durée au sursaut : il s’agit moins de raconter que de laisser l’image penser, de lui permettre d’accueillir la fatigue des formes.
La photographie de Roger Deakins fait de la lumière un organisme vivant. Les halos sont des soupirs, les reflets des respirations. À mesure que le film avance, la clarté s’efface, devient matière, poussière, souvenir de clarté. La palette chromatique est un lent glissement de la nuit vers l’ambre, du bleu vers l’ocre : on y lit la trace d’un monde qui meurt à force de survivre. Chaque surface – vitrée, métallique, humide – renvoie non un éclat mais une mémoire. L’image s’use, se fissure, comme le visage de ses personnages. C’est un film qui fait confiance à la lente corrosion du visible.
La mise en scène, d’une précision presque liturgique, s’organise autour d’un principe : la patience. Villeneuve ne découpe pas pour produire du sens, mais pour laisser le regard s’imprégner. Les plans moyens dominent, isolant les silhouettes dans l’immensité des décors ; puis viennent les gros plans, d’une lenteur hypnotique, où la moindre vibration du regard devient événement. Le montage ne vise pas la vitesse mais l’écho : chaque raccord est une résonance. Il y a dans cette maîtrise un sens du rythme qui tient davantage de la musique que du récit. Le film avance au battement d’un cœur fatigué.
Ryan Gosling incarne K avec une économie de moyens d’une rare justesse. Son jeu repose sur la respiration, sur le presque-rien du visage. Il ne compose pas un héros mais un état de conscience, une présence érodée par le doute. Dans cette retenue se loge toute la densité du film : l’émotion ne vient pas des mots, mais de l’épaisseur silencieuse du regard. Harrison Ford, retrouvé au crépuscule, surgit comme une apparition. Il ne joue plus vraiment, il se tient là, témoin d’un monde dont il fut le gardien. Ses gestes ont perdu la vigueur de la jeunesse, mais chaque ride semble contenir un souvenir de cinéma. Leur rencontre n’est pas un choc narratif : c’est une reconnaissance, presque un salut funèbre.
Les personnages féminins, souvent accusés d’être accessoires, trouvent ici une beauté étrange, parfois tragique. Sylvia Hoeks, androïde glaciale, impose une tension physique qui confine à la grâce. Ana de Armas, spectre amoureux, incarne quant à elle une forme de pureté impossible : son regard n’a pas de corps, mais il brûle d’humanité. Entre ces figures se tisse un réseau d’émotions qui dépasse la mécanique du récit. Chacun porte en lui la nostalgie d’un monde où les sentiments auraient encore une texture.
Le travail sonore, conçu comme une matière à part entière, prolonge cette sensation d’organisme mourant. Les nappes synthétiques, les grondements souterrains, les silences épais construisent une architecture invisible. La musique ne souligne pas : elle enveloppe. Elle devient un climat. Les sons diégétiques – moteurs, pluie, souffle – se mêlent aux résonances électroniques jusqu’à perdre leur frontière. Ce brouillard auditif, parfois assourdissant, donne au film sa densité physique. On ne l’écoute pas, on l’habite.
La ville, quant à elle, n’est plus une promesse de vertige mais une tombe lumineuse. Les gratte-ciel s’effondrent dans la brume, les hologrammes vacillent, les publicités s’adressent à des fantômes. Chaque architecture porte la trace d’un effacement. Villeneuve filme Los Angeles comme Tarkovski filmait la Zone : un espace d’abandon et de révélation. À travers cette esthétique du délabrement, le film trouve son souffle métaphysique. La science-fiction devient une archéologie du présent, une méditation sur la mémoire du progrès.
Le récit, pourtant simple dans sa trame, se déploie avec une lenteur qui relève du rituel. K cherche l’origine de ses souvenirs, la preuve de sa singularité. Mais ce qu’il découvre n’est pas la vérité, c’est la vanité de toute quête d’origine. Le scénario, au lieu d’empiler les révélations, procède par effleurements successifs. Chaque scène ajoute une strate émotionnelle, comme si la vérité devait être vécue avant d’être comprise. L’écriture évite les chutes spectaculaires : la révélation n’est pas un cri, c’est un murmure.
Villeneuve filme les visages comme des paysages et les paysages comme des visages. Les surfaces minérales, les champs désertiques, les villes submergées répondent à la sécheresse intérieure des êtres. L’espace devient une projection de la conscience. Dans cette correspondance, le film retrouve la puissance poétique de Ridley Scott sans jamais la singer. Là où Scott explorait la ville comme un organisme vivant, Villeneuve en contemple les ruines avec la douceur d’un archéologue. Son cinéma est celui de l’après : l’émotion d’un monde qui sait déjà qu’il n’a plus d’avenir.
Les séquences d’action, rares mais précises, obéissent à la même retenue. Chaque affrontement est construit autour d’une lisibilité spatiale rigoureuse : pas de montage épileptique, pas de bruitage surchargé. La violence surgit comme un sursaut, puis retombe dans le silence. On pense parfois à un ballet ralenti, où les coups ne servent qu’à rappeler la fragilité des corps. Cette maîtrise du rythme confère au film une élégance tragique.
La direction artistique, d’une richesse inouïe, ne tombe jamais dans le maniérisme. Les textures sont palpables : poussière suspendue, pluie huileuse, béton fissuré, peau synthétique. Chaque objet semble avoir vieilli sous nos yeux. Les décors ne sont pas des coulisses mais des mémoires en ruine. Les couleurs, saturées de tristesse, composent un monde où la beauté ne réside plus dans la perfection mais dans l’altération. C’est un film qui célèbre la matière fatiguée du réel.
Et pourtant, quelque chose résiste à l’embrasement. Dans sa perfection plastique, Blade Runner 2049 touche parfois à la froideur. Sa lenteur, si belle dans ses premières heures, finit par se confondre avec une certaine distance émotionnelle. Le film frôle l’abstraction, comme si la maîtrise du cadre étouffait par moments le trouble du cœur. Il ne parvient pas toujours à ranimer cette part d’imprévisible qui faisait la folie du premier opus. Là où Scott laissait surgir la déraison, Villeneuve ordonne, structure, canalise. La beauté est immense, mais un peu surveillée. On aimerait, parfois, que la caméra se perde, qu’elle trébuche, qu’elle respire.
Ce déséquilibre, toutefois, donne au film son caractère mélancolique. Il témoigne d’un cinéma conscient de son héritage et de son impuissance à le dépasser. Blade Runner 2049 n’est pas un miracle, c’est un hommage endeuillé. Il accepte la mort du mythe et en tire un poème funèbre. Sa grandeur tient justement dans cette lucidité : il sait qu’il vient trop tard, et il en fait sa beauté. Villeneuve transforme la nostalgie en moteur esthétique, et c’est peut-être là que réside sa véritable réussite.
Sur le plan thématique, le film prolonge la méditation de Scott sur l’humain et la machine, mais il en déplace la gravité. Ce n’est plus la conscience qui fonde l’humanité, mais la mémoire du manque. Les réplicants ne veulent plus devenir des hommes : ils veulent simplement croire que leurs émotions ont une valeur. Cette nuance change tout. L’humanité devient une question de fidélité à son propre mirage. En cela, Blade Runner 2049 parle moins de futur que de notre présent saturé d’images, de copies, de simulacres : un monde où l’authenticité n’existe que dans la nostalgie de ce qu’elle fut.
Certains moments, pourtant, échappent à toute analyse. Le plan d’Ana de Armas géante se penchant sur K dans la nuit rose ; la marche de Harrison Ford dans les ruines de Las Vegas, baignée de poussière orange ; le visage de Gosling s’abandonnant à la neige dans les dernières minutes. Ces instants suspendus, presque muets, condensent la vérité du film : la beauté persiste, même quand le monde s’effondre. Le cinéma, comme ces êtres artificiels, survit par fragments de lumière.
La fin ne délivre pas de leçon. Elle s’éteint dans un silence neigeux, une respiration qui s’efface. K, allongé sur le sol, trouve dans l’illusion un apaisement que la vérité lui refusait. Villeneuve n’en fait ni un martyr ni un sauveur, mais une figure de passage. L’humanité, ici, n’est pas une essence, c’est un geste : celui de continuer à croire malgré tout. Dans ce plan final, il y a comme un écho à tout le cinéma : la conscience que chaque image, avant de mourir, laisse derrière elle un peu de lumière.
Blade Runner 2049 ne bouleverse pas le mythe, il le prolonge avec respect et mélancolie. C’est un film de survivance, un acte de foi dans la puissance du regard. Il ne cherche pas à dominer le passé mais à s’y fondre, à en recueillir les braises. Villeneuve signe une œuvre de crépuscule, d’une beauté disciplinée, qui refuse la frénésie du présent pour retrouver le tempo du souvenir. Sa grandeur n’est pas dans la révolution mais dans la persévérance : celle d’un cinéma qui, dans le vacarme des blockbusters, ose encore écouter le murmure du temps.
Et lorsque la dernière image s’éteint, que la salle retrouve sa propre pénombre, il reste ce sentiment d’avoir vu une prière mécanique, un chant d’adieu au futur. Le film se referme comme une main sur la cendre : rien n’y brûle plus, mais tout y garde la chaleur du feu disparu. Dans ce geste se trouve la vérité de Blade Runner 2049 — la beauté de ce qui persiste, l’ombre qui prolonge.
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