le 12 août 2016
Hommes de poussière
Le far west, cruel, aride et impitoyable. Après avoir massacré un groupe de voyageurs durant leur sommeil, un duo de voleurs profane le sanctuaire d'une tribu de sauvages. Un seul des deux truands...
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Bone Tomahawk fait partie de ces films dont on sort avec la sensation bizarre d'avoir vu "autre chose". Pas seulement un western, pas seulement un film d'horreur, pas seulement un exercice de style bourrin, mais un objet un peu malade, un peu bancal, mais obsédant. Le premier long de S. Craig Zahler ressemble à un vieux classique poussiéreux qu'on aurait laissé trop longtemps au soleil... et dans lequel quelqu'un aurait discrètement glissé un film de cannibales.
On est à Bright Hope, petite ville de l'Ouest tardif. Kurt Russell y joue le shérif Hunt, moustache majestueuse, autorité tranquille, western à lui tout seul. Une nuit, une femme, un adjoint et un prisonnier disparaissent, enlevés par une tribu de "troglodytes" cannibales reclus dans un coin du désert dont personne ne veut s'approcher. Le shérif, le mari blessé de la disparue (Patrick Wilson), un dandy tireur d'élite et tueur d'Indiens (Matthew Fox) et le vieux deputy un peu à la ramasse mais très attachant (Richard Jenkins) partent les chercher. Road-trip à cheval direction l'enfer.
Ce qui surprend d'emblée, c'est le rythme. On nous a vendu un western horrifique ultra-violent, et pendant une bonne heure, il ne se passe presque rien. Ou plutôt, il se passe des choses très modestes : des conversations au saloon, des préparatifs, une chevauchée lentement étirée. Zahler a une confiance assez rare dans la force du temps qui passe. Il installe sa ville, ses personnages, ses relations, et refuse obstinément de céder à la tentation du jump scare. Le film prend des airs de western classique, presque old school, où l'on écoute parler les hommes plus qu'on ne les regarde tirer.
Soit on adhère, soit on décroche. Si l'on vient pour l'horreur promise, cette première heure peut sembler interminable. Mais si l'on accepte la proposition, la lenteur devient une arme. Plus on s'habitue à cette petite communauté, plus les blagues de Chicory nous font sourire, plus les joutes verbales entre Brooder le dandy et les autres nous amusent, plus la violence brutale de la dernière ligne droite nous prend au ventre. Quand le film bascule enfin dans l'horreur, il ne le fait pas à moitié : la fameuse scène de torture dans la grotte est de celles qu'on n'oublie pas.
La mise en scène, elle, joue la carte de l'austérité. Pas de grands mouvements de caméra, pas de stylisation outrancière : Zahler filme souvent en plans fixes, assez larges, presque plats par moments. On voit les chevaux avancer, on sent la poussière, la fatigue, la sécheresse du paysage. La photo, terreuse, désaturée, accentue ce réalisme poussiéreux, anti-spectaculaire. C'est un western qui refuse le romantisme de carte postale : l'Ouest n'est pas beau, il est rude.
Et puis il y a la violence. Rare, mais quand elle arrive, elle est frontale, presque clinique. Pas de coupe rassurante, pas de caméra qui détourne pudiquement le regard. Zahler montre les corps qui se brisent, qui se déchirent, avec une sécheresse glaçante. On sent une vraie volonté de briser l'emballage "fun" de la violence de cinéma, de revenir à quelque chose de viscéral, d'inconfortable. Mais on ne peut pas s'empêcher de se demander, par moments, si le film ne prend pas un certain plaisir à choquer. Le curseur est placé très haut, et tout le monde n'aura pas envie de le suivre jusque-là.
L'autre grande singularité de Bone Tomahawk, ce sont ses dialogues. On est loin du naturalisme contemporain : Zahler écrit des répliques très travaillées, parfois archaïsantes, qui donnent au film une saveur étrange, presque littéraire. Les personnages parlent beaucoup, avec un figé, des tournures un peu décalées, des obsessions improbables (les discussions domestiques de Chicory...). Ca donne au film une identité très forte, entre western classique et bizarrerie moderne. Certains trouveront cela brillant, d'autres affecté ; là encore, la ligne est fine.
Heureusement, le casting s'en sort à merveille. Kurt Russell, en shérif fatigué mais droit, semble né pour ce rôle : il porte sur ses épaules toute une tradition de westerns crépusculaires. Patrick Wilson fait exister ce mari diminué physiquement mais obstiné, qui avance coûte que coûte sur sa jambe blessée. Matthew Fox, en tueur d'Indiens élégant et raciste, incarne un personnage parfaitement détestable mais fascinant, lucide sur sa propre monstruosité. Et Richard Jenkins, en vieux deputy un peu lunaire, vole presque le film : il apporte une humanité fragile, un humour discret qui rend le voyage supportable... et rend la destination finale encore plus douloureuse.
Là où Bone Tomahawk devient vraiment problématique, c'est dans la représentation des fameux "troglodytes". Ils sont présentés comme une tribu primitive, cannibale, quasi monstrueuse, recouverts d'ocre, poussant des cris inhumains grâce à un os planté dans la gorge. Zahler met bien un personnage d'Amérindien "civilisé" qui explique que ces gens-là ne représentent personne, que toutes les autres tribus les haïssent. Mais difficile de ne pas voir ressurgir ici tout un imaginaire américain très ancien : celui des récits de captivité, où des colons blancs sont séquestrés et torturés par des "sauvages" déshumanisés.
En 2015, rejouer ces motifs sans les interroger frontalement laisse un malaise tenace. Même si les troglodytes sont présentés comme des "monstres" plus que comme des Indiens réalistes, le film recycle des images et des peurs très marquées, héritées d'une histoire coloniale violente. On peut défendre l'idée que Bone Tomahawk colle aux fantasmes de son époque représentée, qu'il montre le point de vue des Blancs de l'époque sans le cautionner pleinement. Mais on sent surtout que ce n'est pas une question qui intéresse vraiment Zahler : il veut des antagonistes absolus, inhumains, pour faire monter les enchères horrifiques. Résultat : le film est politiquement aveugle, et c'est gênant.
Cette tension traverse tout le film : d'un côté, un vrai geste de cinéma, singulier, audacieux dans son mélange de genres. De l'autre, un imaginaire qui sent parfois très mauvais, et que le film ne prend jamais le temps de questionner. On peut admirer la maîtrise de la construction, la façon dont Zahler fait glisser le spectateur du confort relatif du western vers le cauchemar gore, tout en restant dubitatif sur ce qu'il raconte, ou pas, sur la violence, la conquête, les peuples autochtones.
Je range Bone Tomahawk dans la catégorie des films "importants mais pas forcèment recommandables". Important parce qu'il rappelle qu'on peut encore surprendre dans le western, qu'on peut contaminer un genre historique par l'horreur la plus crue, qu'on peut faire exister des personnages à la fois archétypaux et singuliers. Mais difficilement recommandable à cause de cette violence qui flirte avec le sadisme, et de ces représentations de l'Autre qui sentent la naphtaline idéologique.
On peut sortir du film en l'ayant adoré, on peut en sortir mécontent, on peut en sortir nauséeux. Ce qui est sûr, c'est qu'on n'en sort pas vraiment indifférent. Bone Tomahawk, c'est un peu comme ces légendes de l'Ouest qu'on se raconte au coin du feu : ça parle de courage, de sacrifice, de monstres dans la montagne. Sauf qu'ici, la montagne est filmée en pleine lumière... et que les monstres ne sont peut-être pas exactement là où le film croit les mettre.
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le 17 nov. 2025
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