Pas seulement un pastiche du grindhouse ni une apologie de la revanche

Qui est le film ?
Sorti en 2007 dans le cadre du diptyque Grindhouse conçu avec Robert Rodriguez, Le Boulevard de la Mort occupe une place singulière dans la filmographie de Quentin Tarantino. À la fois hommage aux séries B d’exploitation des années 1970 et expérimentation radicale sur la forme, le film promet du spectacle : cascades automobiles, violence graphique, figures féminines en danger. Mais comme souvent chez Tarantino, la promesse est trompeuse. Derrière l’écrin rétro et le clin d’œil cinéphile, il s’agit moins d’un film d’action que d’un essai filmé sur la représentation de la violence, sur la manière dont le cinéma fabrique le danger et invite le spectateur à y prendre part.

Que cherche-t-il à dire ?
Ce que le film cherche à interroger, c’est la mécanique du regard. Comment le spectateur consomme-t-il la mise en scène de la vulnérabilité et de la violence ? Tarantino construit son film comme un piège : d’abord nous faire jouir du dispositif du prédateur, puis retourner ce plaisir contre nous. Le projet est double : questionner la complaisance d’un certain cinéma dans la mise en spectacle de la violence, et offrir une forme de réplique à travers la revanche des corps féminins.

Par quels moyens ?
Le film se déploie en diptyque : deux groupes de femmes, deux dispositifs presque identiques, mais deux issues radicalement différentes. La première partie s’achève dans le carnage, la seconde dans la revanche. Cette répétition avec variation agit comme une démonstration expérimentale : Tarantino nous montre d’abord comment fonctionne la machine du cinéma d’exploitation, puis il inverse ses polarités pour tester la possibilité d’un autre récit.

Loin des conventions du film d’action, Tarantino installe ses personnages dans la durée des conversations. Les dialogues, souvent digressifs, construisent une intimité, une densité humaine qui rendent les femmes plus que des archétypes. Ces bavardages font écran au danger tout en le préparant.

Stuntman Mike est moins un personnage qu’une figure : cascadeur raté, il condense une nostalgie toxique du cinéma d’antan, où la virilité s’exprimait par la vitesse, la puissance mécanique et l’impunité. Sa voiture est son corps prolongé, blindé, “à l’épreuve de la mort”. Mais ce fantasme de toute-puissance est aussi sa caricature. Tarantino en fait un fossile grotesque, témoin d’une culture masculine qui pensait pouvoir instrumentaliser les corps féminins sans conséquences.

Quand elle surgit, la violence est filmée en ralentis, gros plans, reprise de l’accident sous plusieurs angles. La collision devient chorégraphie automobile. Tarantino ne dissimule pas la beauté du carnage, il l’exhibe pour nous confronter à notre propre fascination.

Comme toujours chez Tarantino, la bande sonore est essentielle. Ici, elle ne se contente pas d’accompagner : elle produit des contrepoints, amplifie la menace ou installe une ironie grinçante. Le montage sonore inscrit la violence dans un rythme, presque une pulsation musicale, ce qui renforce le vertige : comment ne pas être emporté par une mise en forme qui rend séduisant ce qui devrait révulser ?

La première partie nous place explicitement du côté du prédateur : nous voyons avec lui, nous guettons avec lui. La seconde bascule nous met face à l’inverse : regarder la revanche devient une jubilation. En opérant cette oscillation, Tarantino nous montre à quel point le regard est instable, à quel point il peut être manipulé par la grammaire du cinéma.

Dans son dernier tiers, le film retourne les règles du jeu. Les femmes cessent d’être des proies pour devenir actrices de leur propre récit. La route, espace du danger, devient espace de maîtrise. La poursuite finale inverse la logique initiale : le prédateur devient proie, et l’outil de son pouvoir (sa voiture) se retourne contre lui.

Où me situer ?
Je ressors de ce film partagé entre fascination et malaise. J’admire la rigueur du dispositif, la manière dont Tarantino fait de la répétition une méthode critique. J’admire aussi son travail sur la durée, sur la parole, sur le son, qui construit un espace où l’on se sent véritablement proche de ces personnages.

Quelle lecture en tirer ?
Le Boulevard de la Mort n’est pas seulement un pastiche du grindhouse ni une apologie de la revanche. C’est un film de démonstration, qui met en scène l’économie du regard : comment nous passons de la complicité avec le prédateur à la jubilation de sa chute, comment la violence circule dans le cinéma comme un objet à la fois séduisant et suspect.

cadreum
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le 20 août 2025

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