C-inexpérience (ou "Publicité mensongère")

J'ai moi aussi vu ce film dans le cadre du 17e Cinexpérience. Si si, souvenez-vous, j'étais la rouquine aux cheveux courts, une des chieuses (#harpieféministe, diront les haters) qui ont clashé le film de bout en bout sur scène. Voilà, les gens pleins de bons sentiments peuvent commencer à me détester ; mais ce qui fut fascinant lors de cette séance, c'est que les voix qui se sont élevées pour défendre le film ont été beaucoup plus vigoureuses au début du débat qu'à la fin... Parce que le fait que ce film n'était pas un bon film s'est imposé peu à peu. Convenu, dispensable, niais, tragiquement représentatif d'une sorte de nouvelle vague hollywoodienne prétendant véhiculer une vision des femmes plus juste et diversifiée en introduisant des personnages féminins "différents" (c'est-à-dire non-pourvus d'un physique de mannequin) simplement pour amadouer un public peu exigeant (la jeune fille romantique de vingt ans ou la ménagère en mal d'amour), Brooklyn est tout sauf une réussite.


Mais je ne m'étendrai pas sur ce qui a été dit dans le débat et dans les autres critiques, sauf à la fin de la présente où je m'autociterai (en mode feignasse ultime) pour expliquer en quoi 1) aborder ce film sous un angle féministe n'est pas un non-sens, même si ce n'est pas une perspective qui se suffit à elle-même - 2) le véritable reproche est ailleurs, dans l'absence d'engagement, de distance critique, d'enjeu, constitutif de ce film.


Je me contenterai, pour rendre un peu justice à mon titre en parenthèses, de revenir sur un passage précis du film, qui n'a été évoqué ni dans le débat, ni dans les critiques que j'ai pu lire. On a beaucoup dit que l'histoire d'amour entre Eilis et l'Italien-dont-j'ai-oublié-le-nom n'était pas une véritable histoire d'amour - et c'est effectivement, pour de nombreuses raisons, ce qui transparaît - contrairement à ce que l'affiche laissait supposer. Le mur en brique so fifties et aussi so 2016 (c'est l'arrière-plan favori de toutes les modeuses sur instagram), le baiser, les couleurs vives, la ville foisonnante et excitante en arrière-plan... Autant d'éléments qui semblent annoncer une vibrante idylle, entre deux mystérieux amants furtivement à l'écart du bruit du monde (gnagnagna). Ç'aurait pu être cool, cela dit, hein, comme pitch. M'enfin non, et puis c'était pas ce film que j'ai vu. Donc : premier point de publicité mensongère. Deuxième point : nominé aux Oscars pour "meilleur scénario", je me gausse franchement.


Je me propose de vous montrer pourquoi je remets cela en question, par l'analyse d'une scène qui est a priori décisive ou plutôt centrale dans toutes les romances dignes de ce nom : la scène de sexe.
Dans une romance classique, la scène de sexe entre les deux protagonistes n'est en effet pas décisive : ils ont tous deux décidé qu'ils s'aimaient de façon irrévocable avant d'avoir testé leur compatibilité sexuelle, et en cela Brooklyn ne déroge pas à la règle. Mais pour autant, une scène de sexe se doit d'être centrale, d'avoir l'air déterminante dans l'histoire, et d'avoir donc l'air un minimum... réussie.


Je vous refais vite fait le truc : Eilis, fraîchement arrivée à New York, voit depuis un moment un Italien rencontré à un bal pourri, ils s'amusent bien, ils vont au cinéma, manger, il la raccompagne chez elle quand elle sort de cours trois soirs par semaine, ils vont même à la mer un jour, ils se font un bisou (#mormonstaïle), cékewltouvabien. Il lui fait une déclaration d'amour, elle est décontenancée mais finit par la lui retourner. Et puis sa soeur, restée en Irlande, meurt subitement. Alors c'est triste, elle pleure, et elle décide de retourner soutenir sa mère en deuil pendant un mois au pays. L'Italien, en dramatique insécurité sentimentale, demande à Eilis de l'épouser pour être sûr qu'elle finira par lui revenir. Elle dit non, il dit "mais si allez", elle redit non, il redit "mais vas-y là", elle dit "mmmmm non mais oui okay t'es chiant". Elle le ramène chez elle en cachette, ils passent à l'acte, et ce qui semble être le lendemain matin, ils se marient discrètement sans faire de chichis, et puis boum elle repart dans son bled.


Alors là je dis, chers amis, oui, mais en fait non. Je vous refais maintenant la scène de sexe : ils s'embrassent, ils se désapent (mais elle reste en sous-vêtements, parce que bon le corps féminin dans les années 50 ne se dénude point aisément, et je suis mi-ironique, mi-compréhensive), ils s'allongent sur le lit (en missionnaire évidemment, mais bon c'est leur première fois, on les comprend), il la pénètre, elle ne fait aucun bruit (ni plaisir ni douleur), il ne fait aucun bruit, comptez jusqu'à trois mais sans aucun changement de plan qui pourrait faire penser à une ellipse, et BIM c'est fini.
Non mais attendez... Un mec comme ça moi je ne l'épouse pas quoi ! Alors okay on est dans les années 50 et la jeune femme a une connaissance des choses de la vie proche de zéro, mais :
1) Comment le réalisateur peut-il espérer convaincre, par une telle scène, que l'amour des personnages est réel et qu'il se concrétise ? Le film choisit d'être à la fois conventionnel et hollywoodien, donc pour ne choquer personne il devrait faire le choix du plaisir éprouvé par l'héroïne lors de sa découverte de la sexualité avec l'être aimé.
2) Si le film choisit d'être original et d'aller hors des sentiers battus, il devrait choisir d'aller jusqu'au bout dans la méconnaissance de l'amour chez Eilis : lenteur à passer à l'acte, peur (au moins dans le regard), et puis bon quand même, la résistance minimale qu'un vagin inexpérimenté oppose à une première pénétration pénienne (avec en général une certaine douleur en accompagnement). Non, là ça passe crème, c'est bâclé en deux secondes, et Eilis est totalement dépourvue de réactivité ALORS QU'elle est à l'initiative de cette première fois :
- Elle amène son futur chez elle en le tirant par la main, signe évident s'il en est
- C'est elle qui commence à le déshabiller en premier
- C'est aussi elle qui se déshabille
Bref, cette scène est bâclée en deux minutes (chrono en main), alors qu'elle pourrait être exploitée plus avant, choisir un point de vue... Et le fait qu'elle soit bâclée la rend incohérente : l'initiative devient passivité, et n'a aucun enjeu, puisqu'elle débouche sur un mariage prévu d'avance. Pour légitimer ce mariage, pour donner vie et substance à une histoire d'amour, il faut qu'on y croie : or, aucun élément ne va en ce sens, c'est juste un passage obligé du drame romantique, consensuel, et qui plus est mal fait.
On pourra me dire : "Oui mais justement c'est réaliste parce qu'elle veut mais qu'elle ne peut pas, la vie des femmes dans les années 50 etc." Oui... mais non : cette scène est simplement une preuve suffisante d'un phénomène qui a cours tout au long du film. L'héroïne est dépossédée de toute initiative, chaque action "émancipatrice" qu'elle réalise lui étant amenée sur un plateau par un autre personnage, ou dépend de l'action des autres personnages d'une façon ou d'une autre. Ce film, qui veut se faire passer pour une belle histoire d'amour, avec un dilemme cornélien entre deux hommes, est simplement la mise en exergue de la vacuité des choix humains. Chaque choix est évidemment déterminé... Mais on n'est même plus dans le choix ici : Eilis se laisse porter par les événements sans jamais s'exprimer dessus, ou alors seulement contrainte et forcée (comme dans le cas où l'Italien extorque son consentement au mariage). Le façon dont la première fois est mise en scène est finalement une réduction d'un film dénué de point de vue.


Tout ça pour dire que, à une époque où l'on est censé passer aux choses sérieuses après un mariage socialement obligatoire, si j'avais la chance de le faire AVANT, et qu'en plus j'étais complètement libre de choisir mon futur époux (comme ici), jamais je n'épouserais immédiatement après un homme qui se contente, alors qu'il est quand même censé être fou d'amour pour moi, de me prendre approximativement dix secondes avant de s'écrouler. Alors oui, ce jugement est complètement stressant pour un homme, et le but de ma critique n'est nullement d'encourager à la performance sexuelle masculine à tout prix ; mais simplement de mettre en relief ce qui sous-tend cette scène : une sexualité soumise aux normes de la domination masculine (pénétration > all). Vous allez me ressortir l'argument de la société des années 50 ; mais j'insiste, si comme le veut la société on n'y connaît pas grand-chose en sexe, alors quand on est amoureux on essaie au moins de ne pas être trop maladroit et l'on montre des signes de tendresse ; si à l'inverse, comme c'est sûrement souvent le cas, le jeune homme a déjà de l'expérience quand la jeune femme n'en a pas, alors il ne devrait pas venir si vite. L'absence totale d'expression (même en amont, on n'a aucun signe d'excitation !) me semble être le signe d'un manque de rigueur scénaristique, de l'absence de point de vue dont j'ai déjà parlé, et d'un mépris du spectateur un peu exigeant. Et quand bien même le spectateur ne serait pas exigeant : comment croire à un véritable sentiment amoureux face à cette scène ? C'est très difficile.


Ainsi, je crois que nous sommes face à un ratage cinématographique, que la scène de sexe résume à merveille. Ce film fait de la publicité mensongère, se vautre dans la facilité sans réflexion, et la mise en scène de la première fois semble révéler encore plus l'inexpérience de la réalisation que celle de l'Italien - c'est dire. Et je terminerai comme promis cette critique par quelques mots écrits ailleurs par mes soins pour montrer à quel point ce film est peu digne d'intérêt :


"Moi je me demande comment le distributeur va réagir quand il va savoir qu'on a bashé son concept de séance et son film. Et surtout, j'espère que ça a permis à SC de comprendre que la "girls only" est un concept de merde. Honnêtement ? C'était EXACTEMENT le film que je craignais que ce soit - et je me disais non, ils vont pas nous faire cet affront. Mais si. C'est juste un film mignon niais, adressé à un public de pies (féminines, évidemment). Pas d'enjeu, pas de substance, pas d'originalité. Alors la critique, subjective ? J'suis pas trop d'accord : le fait est que les anti ont plus d'arguments, et des meilleurs, que les pros. Tous les avis ne se valent malheureusement pas et ce film est réellement médiocre. Je me suis même ennuyée ! On ne peut même pas dire "Au moins c'était divertissant..." parce que bon, BOF."
"C'est exactement pour [éviter de me faire traiter de harpie féministe] que pendant le débat j'ai précisé que le problème n'était pas que le film fût féministe ou pas, et qu'il eût tout aussi bien pu être rétrograde, antiféministe... là, ç'aurait été INTERESSANT, il y aurait eu un engagement, une distance critique, juste un point de vue. Là, c'est vain et sans enjeu."
"Il est vrai que je mets sans doute une encore plus mauvaise note au film à cause du cadre [girls only] de la séance. Mais dans tous les cas le film est mauvais, encore plus quand on veut nous faire croire qu'il est ce qu'il n'est pas, et qu'on veut le présenter à un public féminin en espérant en recevoir le soutien."
"Le problème étant non pas que le personnage féminin est lâche ou quoi, mais que le film suit le personnage au premier degré, en voulant émouvoir la ménagère ou la petite jeune fille romantique de 20 ans (déso à celles qui ont 20 ans, j'ai pas beaucoup plus vous savez, je vous vise pas) : donc le film veut faire passer pour intéressant le personnage, alors qu'il n'approfondit aucune problématique. Le personnage n'est pas intéressant, alors qu'il pourrait l'être ! Et c'est dramatique... Parce que la fille est brillante, elle est diplômée, etc... Mais non, ils ont décidé de ne rien creuser. Du coup on reste dans le schéma type de plein de films, c'est un peu la nouvelle vague hollywoodienne qui prétend amadouer le public peu exigeant en présntant des personnages "différents" (pas dotés d'un physique typiquement hollywoodien par exemple, comme ici), sans rien changer à la logique, à la réalisation... Rien ne se dégage de ce film : les couleurs sont jolies, les acteurs corrects, mais rien ne DEPASSE. Tout est conventionnel, plat, prévisible. C'est vraiment, pour moi, du foutage de gueule. On nous prend non seulement pour des pigeons, mais en plus pour des pigeonnes."
"Comme disait une jeune femme hier soir (celle qui était à ma droite), le fait que ce film sorte aujourd'hui et qu'il soit destiné à un public féminin, ce n'est pas insignifiant... Du coup l'aborder sous l'angle de l'image de la femme reste pertinent, bien que ce ne soit en aucun cas suffisant."

Eggdoll
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le 6 mars 2016

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Eggdoll

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