"Juste un petit refroidissement..."

Buffet froid, c'est un peu le chef d'oeuvre sorti de nulle part, l'ovni total, le film qu'on regarde les yeux écarquillés, un des élans les plus surréalistes du cinéma français.


C'est à la fois une mécanique parfaite et bien plus que ça. Déjà, Blier installe une ambiance poisseuse et morbide pour poser son histoire d'un chômeur, d'un ripou et d'un tueur en série errant dans ce monde à l'instar d'autres silhouettes hallucinées qui traversent le film comme des morts-vivants. Le spectateur n'a, à ce moment-là, plus rien de tangible à quoi s'accrocher, et ce, dès la première scène, ce dialogue d'anthologie entre Depardieu et Serrault. Le film, au scénario parfait, ne tourne jamis en rond, inventant toujours de nouvelles situations, prenant des virages surprenants. En effet, l'écriture de Blier se révèle incroyablement inventive, accumulant les situations absurdes (Blier père et sa haine de la musique, le tueur à gages improbable de la fin pour ne citer que ceux-là) et surtout, il maîtrise l'humour noir : bons mots ("-Je pense à votre femme." "Eh bien! faites comme moi : oubliez-là!), répliques vachardes ("-j'ai peur de mon ombre!" "-Evite les réverbères!") ("Elle n'est pas morte dans sa baignoire?" "-Non, j'ai branché le violon sur le 220!" )et absurdités totales ("Je vous présente l'assassin de ma femme" -Enchanté"). Il joue aussi sur l'humour visuel, parodiant certaines figures (les trois malfaiteurs ridiculisés par leur démarche comique).


Pour un tel scénario, il faut s'avoir s'appuyer sur des valeurs sûres, comme l'a souvent répété Blier. Depardieu, halluciné, donne une incroyable prestance à son Alphonse Tram, avec sa diction traïnante, au point qu'elle en devient presque poétique, avec cette voix calme qui le détermine. Blier père, autre grande présence, campe un personnage qui semble avoir les pieds davantage sur terre, râleur et grossier, avant de réveler sa folie. Quant à Carmet, il donne une étonnante étrangeté à son personnage. Certaines de ses répliques sont géniales ("Merci les mecs, merci!" "Oh! Vous êtes vaches, les mecs!").


Blier n'est pas un tiède: la provoc est au centre de son art. Mais une provoc intelligente et travaillée. Blier dénonce un monde moderne voué à la décrépitude. L'absurde sert de révélateur à un monde trop logique, traduit visuellement par la station de métro déshumanisée du début où l'HLM vide, à la symétrie parfaite. Blier brocarde la hiérarchie, la police, la médecine, le mariage, la bourgeoisie etc ; à peu près tout ce qui est garant de l'effroyable ordre social qu'il dépeint. Cette logique a crée un monde qui n'a plus de sens. La solitude ( "Plus personne ne parle" dit Alphonse Tram) et l'absence de communication ont pris place (voir la relation entre Tram et sa femme) dans ce monde aux banlieues pavillonnaires désertes et aux HLM déshumanisés. Tout prend une couleur de mort (des teintes bleues et vertes), les femmes sont fardées où portent des habits de veuvage, et la mort n'à plus aucune importance, n'étant qu'un aléas de plus. L'humanité n'est plus qu'un "touriste" sur cette terre, comme le résume Depardieu, lorsqu'il justifie pourquoi il n'enlève jamais son manteau (idée géniale parmi tant d'autres!). Ainsi la "mise au vert" à la fin offre un saississant contraste, le film prenant tout à coup des tonalités de western (là où le film se parait des couleurs de polar avant). La nature reprend ses droits, exacerbant toutes les tensions, et la Mort accueille les trois tueurs avec un visage serein (là encore, Blier crée des images fortes, avec la barque rouge se détachant sur le lac bleu). Les tonalités crépusculaires révèlent la fin qui attend ces êtres morbides et la société qui les a engendrés.


Je pourrais voir ce film dix fois, vingt fois, cent fois. Le film révèle sans cesse de nouvelles richesses, son humour fait mouche, l'absurdité de ses situations m'ébahit toujours autant, tout comme son jeu d'acteurs où sa richesse visuelle (sur ce film, le travail d'équipe paraît parfait). Le constat est glacial mais Blier n'oublie jamais que "le rire est la politesse du désespoir" comme dit l'autre.

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le 16 juil. 2016

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