Instantané brûlant du Japon d'après-guerre

« Chien Enragé » est le premier grand film d'Akira Kurosawa, en ce sens qu'il est totalement abouti aussi bien sur le fond que sur la forme, magistralement filmé, magistralement interprété. Il s'agit tout d'abord d'un film éminemment visuel. Tout en jeux de regards, en suggestions, en significations. Le jeu de l'ombre et de la lumière, l'effet de la chaleur sur les corps, les détails qui délivrent les réponses de l'enquête, le mouvement des personnages, et bien sûr leur regard. Le regard fiévreux de Mifune, jeune inspecteur qui s'est fait voler son arme de service, ce damné revolver qui le rend malade. Et puis la composition du plan, toujours aussi parfaite, souvent construite autour de trois acteurs : tantôt pyramidale, tantôt avec le personnage central en évidence, parfois l'un de dos, toujours avec ce soin, cet art du beau, et cette force picturale. Ensuite l'interprétation de Mifune et de Shimura force le respect : crédibles à 200%, ils sont véritablement leurs personnages. Mais les seconds rôles, comme toujours chez Kurosawa (et les Grands du 7e art) ne sont pas en reste, de la danseuse au maudit voleur de pistolet. Enfin et surtout le fond, le scénario. Dans ce film, Kurosawa se fait le témoin et le peintre de l'après guerre. Dans ce pays et ce contexte apocalyptiques, il oppose deux voies : la droiture, la vertu, le courage et la ténacité, incarnés par Mifune, et la chute, le désespoir, la violence, le néant, personnifiés par Yusa, le voleur de revolver. Mais ce qui fait la force exceptionnelle de ce long métrage, c'est qu'un rien les sépare. Tous deux se sont fait voler leurs affaires en rentrant de l'armée, tous deux ont vécu la guerre et ses traumatismes. Mais l'un a tenu, l'autre s'est effondré. Pourtant tous deux sont comme des frères jumeaux, presque des égaux, tels que représentés dans un fameux plan en fin de film, où ils se jettent dans un champ, presque dans les bras, épuisés, moralement et physiquement, l'un à la poursuite de l'autre, mais semblables par bien des aspects, l'un n'allant pas sans l'autre, à l'image de ce Japon qui se relève difficilement de la guerre, avec sa face lumineuse et sa face obscure. Tout ça est dit en un plan. Toute la force du cinéma de Kurosawa réside dans ce plan, où le fond se coule dans la forme pour ne faire qu'un seul et même matériau cinématographique. C'est la grandeur de son art, de son cinéma. Mais « Chien Enragé » ne se limite pas à ce plan. C'est avant tout une enquête trépidante, inlassable. Ce sont deux courses poursuites d'anthologie. C'est un Tokyo chaotique, agonisant sous la chaleur. C'est un des plus grands films noirs de l'histoire du cinéma. Oui, le premier grand chef-d’œuvre d'Akira Kurosawa, et loin d'être le dernier.


Critique à retrouver sur mon blog ici.

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le 25 oct. 2015

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Arthur Debussy

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