Pourquoi Citizen Kane est-il régulièrement considéré comme le meilleur film de tous les temps ?

Réponse : L'AUDACE.

Tout, absolument tout dans ce film est empreint d'une audace absolue : le scénario, la mise en scène, la lumière, le découpage, le maquillage, les décors, les effets spéciaux et j'en passe...

Le scénario.

La structure de l'histoire peut faire rougir de honte n'importe quel scénariste d'aujourd'hui.
L'idée de commencer le film par la séquence "News On The March", qui résume toute la vie de Kane en 7 minutes, est une idée brillante et résolument moderne.
Elle permet à Orson Wells de donner aux spectateurs un fil conducteur auquel se raccrocher avant qu'il ne se permette, durant le reste du film, d'éclater la narration en flashbacks et flashforwards.
Pensez à tous les films qui commencent par un résumé de ce qu'il va se passer ("Roméo + Juliette" par exemple) ainsi que tous ceux qui utilisent le flashback/flashforward comme structure scénaristique ("Reservoir Dogs") et vous comprendrez la première influence qu'a eu "Citizen Kane" sur le cinéma.
Autre idée scénaristique souvent utilisée aujourd'hui et dont Citizen Kane fût l'un des initiateurs sinon un précurseur, l'idée de revoir une même séquence mais d'un point de vue différent. D'ailleurs, dans le genre récurrence, on peut remarquer un dernier petit détail, le film finit par les mêmes plans avec lesquels il a commencé. "Forrest Gump", "American Beauty" et "Les Sentiers de la Perdition" et bien d'autres, ont depuis, repris cette idée.

La mise en scène.

A une époque où le réalisateur dirigeait le regard du spectateur par le montage, Orson Wells décide, avec son chef opérateur Gregg Toland, de le faire par le mouvement. Mouvement des personnages dans le cadre appuyé par des mouvements de caméra aussi audacieux que techniquement impressionnants. Le film est donc essentiellement composé de plans séquences dans lesquels le regard du spectateur est influencé, soit par le mouvement des personnages (scène où Kane vend une grande partie de ses biens), soit par la composition des plans et les lignes de regards (scène de la première apparition de Kane à 25 ans), soit par les mouvements de caméra (l'incroyable plan au dessus du bar de Susan Alexander) ou encore par la lumière (remarquez que lorsque Kane signe son manifeste d'intégrité il est complètement dans l'ombre...).

La lumière.

Orson Wells embaucha donc Gregg Toland comme chef opérateur. Ce dernier appréciait travailler avec de jeunes réalisateurs car il savait qu'ils lui laisseraient le champ libre afin "d'expérimenter" son travail sur la lumière. Et "Citizen Kane" fût un magnifique terrain de jeu.
La première décision qu'ils prirent fût d'utiliser la lumière pour faciliter les transitions entre les différentes époques et les différents témoins afin de rendre ces transitions invisibles.
La séquence avec Jed Leland est la plus représentative de cet effet. Remarquez comme la lumière s'estompe dans l'arrière plan pour laisser apparaître une partie de l'image du flashback en gardant le visage de Leland dans le plan. Puis, son visage s'estompe lui aussi, laissant toute la place au souvenir évoqué. Cet effet est d'une grande efficacité, spécialement dans sa capacité à fluidifier un récit qui est loin de l'être.
Les utilisations audacieuses de la lumière sont légions dans le film. On aura ainsi relevé ; le quasi constant contre jour dans lequel est maintenu le journaliste qui enquête (laissant le spectateur endosser ce rôle), le fabuleux raccord au début du film qui nous fait passer de l'extérieur de Xanadu à l'intérieur par un incroyable jeu de lumière, l'impressionnante ambiance lumineuse dans laquelle baignent les journalistes qui viennent de regarder "News on the March", et j'en passe...

Le découpage.

Là aussi, l'audace est de mise. En premier lieu, on constate que le film est très peu "découpé" dans le sens traditionnel du terme. Les champs contre champ son rares (il les évite même lors des interviews !), et le fameux plan d'ensemble / plan serré / gros plan est quasi inexistant. Le film laisse vivre ses personnages, et c'est par leurs mouvements et leurs places dans le cadre qu'ils "découpent" le film. L'exemple le plus parlant arrive lors de la scène où Charles Kane détruit la chambre conjugale. Au cours de cette scène, le personnage se balade dans tous les recoins de la pièce filmée en plan large. Cassant tout sur son passage, Kane finit épuisé. Puis, attiré par un objet, il se rapproche de la caméra et nous dévoile en gros plan, une boule à neige. On est donc passé du plan large au gros plan sans bouger la caméra (on saura plus tard pourquoi). Cet effet fut d'ailleurs rendu possible grâce à une profondeur de champ jusque là inédite au cinéma. Pour ce faire, Toland combina objectif spéciaux à focale courte avec une énorme quantité de lumière spécialement dans les arrières plans, et pour finir, un traitement spécial de la pellicule lors du développement. Résultat, comme tout est net dans le plan, les acteurs possèdent une liberté de mouvement impressionnante. Beaucoup de cinéastes seront, par la suite des adeptes de la courte focale, Stanley Kubrick étant l'exemple le plus connu.
Pour finir ce paragraphe découpage, je mettrait en lumière l'une des meilleurs ellipse de l'histoire du cinéma, à ranger juste en dessous de celle de "2001".
Lors du flashback du tuteur Walter Thatcher, on voit Kane enfant recevoir une luge en cadeau et on entend Thatcher hors champ lui souhaiter "Joyeux noël, et..." raccord sur Thatcher vingt ans plus tard en gros plan qui finit sa phrase "...Bonne Année".

Le maquillage.

Je trouve qu'il est important de parler du travail de maquillage effectué sur ce film. Tout d'abord parce que 70 ans après, certains films ont du à faire mieux. Ensuite, parce que je pense que cela à grandement aidé les acteurs dans leurs interprétations. Ainsi,Orson Wells joue le personnage de Charles Foster Kane de ses 25 ans jusqu'à ses 80 ans. Et vraiment, le travail sur le maquillage est formidable. Moi qui viens de revoir le film en blu ray, je peux vous dire que l'on y voit que du feu !
Cela m'amène à vous parler un peu de l'interprétation de Wells dans le film que je trouve formidable. Encore une fois, faut-il le rappeler, c'est son premier film ! Premier film en tant que réalisateur certes, mais premier film en tant qu'acteur également !! C'est la première fois que ce jeune homme joue pour le cinéma... Cela me laisse sans mots !

Les décors.

Le décor le plus important du film, car c'est celui qui revient le plus souvent, est celui de la rédaction du journal l'Inquirer. Le détail le plus flagrant dans ce décor, mais que l'on ne remarque pas forcément tout de suite, est l'incroyable bassesse du plafond ! Ce détail qui peut paraître incongru, voir considéré comme un erreur, est en fait une astuce remarquable utilisée par Wells et ses décorateurs afin de pouvoir dissimuler des micros au plafond dans le but d'enregistrer les dialogues. Wells savait qu'il verrait le plafond de son décor à cause de ses plans larges en courtes focales et de ses fréquentes contres plongés. Du coup, il serait impossible pour le perchman de capter les dialogues. L'idée fût donc de rabaisser le plafond afin d'y placer des micros. Et puis, et cela peut paraître ridicule, mais voir le plafond est d'une modernité folle à une époque où beaucoup de décors en studio n'en avait même pas, facilitant ainsi la prise de son et le travail du chef opérateur. Pour finir, on pourra également remarquer que le film comporte énormément d'extensions de décors extrêmement réussies (Xanadu, l'immeuble de l'Inquirer, la salle où Kane fait son discours politique) et qui eux, font appellent aux effets spéciaux.

Les effets spéciaux.

Le film en comporte beaucoup plus que l'on ne pourrait le croire. En plus de ces extensions de décors, on notera que tous les plans qui débutent le film sont truqués. Le décor de la forteresse Xanadu n'existe pas et ces plans sont le résultat d'une combinaison d'effets (matte painting, surimpression...) dont le résultat est magnifique (remarquez d'ailleurs comment ils ont placé la petite fenêtre lumineuse au même endroit pour tous les fondus enchaînés).
Ensuite, il est connu que le monteur Robert Wise abîma lui même les plans destinés à la séquence "New on the March" afin d'être raccord avec le reste des stocks shots qui compose la majorité de cette séquence. On peut ajouter à cela l'incroyable raccord qui nous fait passer d'une photographie à la réalité lors d'un trucage absolument invisible. Autre exemple, l'interview de l'acolyte de Kane, Leland. En effet, le décor de maison de retraite qui se trouve en arrière plan est en fait une image en rétro-projection et je trouve l'incrustation parfaite (à l'image de la séquence "The Dawn Of Man" de "2001" tournée en utilisant le même procédé mais 25 ans plus tard).
Le film comporte encore pleins d'autres effets disséminés un peu partout mais qui sont si bien réalisés qu'ils en deviennent invisibles. Aujourd'hui, l'adepte de ces effets spéciaux "invisibles" s'appelle David Fincher.

Et j'en passe...

Je conclurai en parlant de l'histoire car oui, "Citizen Kane" est un film charnière par sa technique cinématographique mais son propos ne l'est pas moins. Comment ne pas comparer l'histoire de Charles Kane à celle de Daniel Planview dans "There Will be Blood", à celle de Mark Zuckerberg dans "The Social Network" ou, dans une moindre mesure, à celle de Michael Corleone dans "Le Parrain". Certes, Orson Wells n'a techniquement rien inventé avec Citizen Kane. Des cinéastes comme George Méliès, Sergueï Eisenstein, D.W Griffith ou Fritz Lang avaient, bien avant lui, ouvert des portes sur l'incroyable richesse que pouvait caché le langage cinématographique. Non, Orson Wells s'est approprié leurs enseignements afin d'illustrer un scénario qui lui, pour le coup, est d'une modernité effarante. Entreprendre son PREMIER film avec autant d'ambition, réunir les comédiens et les techniciens nécessaires à cette entreprise et amener le tout vers le résultat qu'est "Citizen Kane" révèle chez Orson Wells une audace et un savoir faire magistrale ! Un cas unique dans l'histoire du cinéma.

Ah oui, j'oubliais... "Rosebud"...

Créée

le 24 sept. 2011

Critique lue 15.8K fois

234 j'aime

16 commentaires

Anyo

Écrit par

Critique lue 15.8K fois

234
16

D'autres avis sur Citizen Kane

Citizen Kane
Sergent_Pepper
9

L’enfance tue

Il y a de nombreuses raisons d’être ébloui par Citizen Kane, et il est difficile, depuis plusieurs décennies, de l’aborder en toute innocence. Par ce qu’il est considéré l’un des plus grands films de...

le 19 janv. 2017

177 j'aime

28

Citizen Kane
real_folk_blues
7

Citizen canne, ils en font un film.

Citizen Kane c'est un film célèbre, réputé, porté aux nues, un film qu'il semble devoir être de bon goût d'apprécier dorénavant, un film au sujet duquel beaucoup perdent leur objectivité. Mais j'ai...

le 22 mars 2012

112 j'aime

22

Citizen Kane
Philistine
10

Critique de Citizen Kane par Philistine

Citizen Kane est un film tyrannique, qui vous en impose dès la première image. Les allers et retours incessants dans le temps vous brouillent les sens. Dès qu'on vous dit que le dernier mot de...

le 30 oct. 2010

103 j'aime

7

Du même critique

Game of Thrones
Anyo
8

(R)évolution télévisuelle

HBO a régné sur le petit écran pendant une bonne dizaine d'années avec des séries comme "Oz", "Les Sopranos", "Six Feet Under", "The Wire", "Deadwood" et j'en passe. Avec l'arrêt des "Sopranos" et...

Par

le 6 juin 2012

143 j'aime

24

Only God Forgives
Anyo
8

Le langage du silence

Le cinéma est un art Visuel et Auditif. Notre cher réalisateur Danois acquiesce et nous livre une oeuvre à la facture audio-visuelle irréprochable. "Only God Forgives" rejoint "Samsara" et "The...

Par

le 24 mai 2013

140 j'aime

11

Un prophète
Anyo
9

Merci Monsieur Audiard

Le cinéma français d'aujourd'hui c'est quoi ? C'est son film le plus cher : "Astérix aux jeux olympiques", c'est Michael Youn qui réalise, c'est la dernière miss météo qui joue les premiers rôles,...

Par

le 18 déc. 2010

93 j'aime

4