Qui est le film ?
Tourné en 1961–62, Cléo de 5 à 7 s’inscrit à la lisière de la Nouvelle Vague mais refuse d’en épouser les codes les plus bruyants. Agnès Varda, déjà photographe et plasticienne, entre au cinéma par une porte oblique : avec un budget modeste, elle invente une grammaire où fiction et document s’entrelacent. En surface, Cléo de 5 à 7 est un film du temps et du regard. Varda montre une attente intime : deux heures pendant lesquelles une chanteuse craint un verdict médical.

Que cherche-t-il à dire ?
Le film est traversé par une tension : comment vivre l’attente quand elle est contaminée par la peur de la mort. Mais Varda dépasse la seule angoisse pour ouvrir trois pistes. Elle scrute d’abord la fabrication de l’image féminine, objet de désir et de consommation. Elle observe ensuite comment le temps vécu, dans sa lenteur, devient matière d’expérience et non simple donnée abstraite. Enfin, elle ancre l’intime dans un contexte collectif : bruits de la guerre d’Algérie, circulation d’une ville indifférente, multiplicité des visages anonymes. Tout se tient : la peur de Cléo ne lui appartient pas seule, elle dialogue avec un monde.

Par quels moyens ?
Varda organise le film autour de la durée diégétique : l’action se déroule pendant l’intervalle annoncé (littéralement une tranche temporelle). Ce choix ne relève pas d’un simple effet de style : il impose au spectateur l’épreuve de l’attente. Le temps n’est pas une abstraction thématique mais une matière : la dilatation donne accès à des détails qui, dans un récit ordinaire, seraient sacrifiés.

Le motif du reflet traverse le film : miroirs de loges, vitrines de rue, surfaces réfléchissantes. Au départ, ces dispositifs enferment Cléo dans l’image qu’on attend d’elle ; la caméra la filme alors comme surface, objet de spectacle. Progressivement, Varda renverse la relation : pour devenir instrument d’auto-reconnaissance. Techniquement, cela se traduit par des cadrages qui passent d’un face à face frontal (Cléo regardée) à des plans où la caméra s’éloigne, où le reflet révèle plutôt qu’il n’aliène.

La ville n’est pas décor : elle est antagoniste et thérapeute. Varda filme la rue, les petites gens, les commerces, les cafés. Les bruits de la rue, les conversations croisées et les visages anonymes jouent le rôle de chœur : ils désamorcent l’exceptionnalité narcissique de la star et la réinsèrent dans un monde partagé.

Les chansons, d’abord posées comme artifices, se muent en lieux d’authenticité. Quand la voix cesse d’être instrument de spectacle, elle devient aveu, présence nue. Le son fait basculer le personnage de la façade vers la sincérité.

Les rencontres de Cléo durant sa déambulation avec des amis, des inconnus, et finalement Antoine, sont scrutées non pour leur fonction narrative (qui relancerait l’intrigue) mais pour ce qu’elles dévoilent du rapport à l’autre. Le jeu de Varda et la mise en champ évitent les répliques convenues ; elles cherchent l’échange qui montre plutôt que qui prouve. Le dernier échange avec Antoine en est l’aboutissement : reconnaissance mutuelle, égalitaire, fragile mais réelle.

Varda joue de ruptures (inserts, plans documentaires, pauses contemplatives) qui à la fois invitent l’identification et rappellent l’artifice. Cette double posture est essentielle : elle empêche l’illusion d’un sujet totalement transparent et permet au spectateur de penser le statut de ce qu’il voit.

Le film ne fait pas de manifeste politique, mais elle est présente en filigrane : la rumeur de la guerre, la présence de soldats, les informations de la radio. Varda place le privé dans un horizon politique concret. Ce choix transforme la trajectoire intime en interrogation collective : la peur personnelle se conjuguera aux peurs du temps.

Où me situer ?
Je suis frappé par l’honnêteté du geste. Varda invente un cinéma qui écoute plutôt qu’il ne proclame, qui laisse apparaître la fragilité au lieu de l’exploiter. J’admire cette manière de tenir ensemble l’attention au détail et l’ampleur sociale. En somme, je le lis comme une réussite dont la puissance tient à sa capacité d’ouvrir des questions plus que d’y répondre.

Quelle lecture en tirer ?
Cléo de 5 à 7 travaille la désaliénation possible d’une femme-image. Elle montre que la sortie du régime d’objectification passe par des mouvements concrets : marcher, écouter, être regardée réciproquement, se démaquiller, parler sans spectacle. Le film enseigne une méthode : pour comprendre un sujet, il faut le placer en situation temporelle et sociale, lui donner du temps et l’entourer d’anonymes qui le renvoient à son humanité.

cadreum
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le 24 sept. 2025

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