Avant-première à la Sorbonne-Nouvelle en présence de Michel Gondry (ben oui c'est important !)

Contrairement aux autres critiques à l'exception de celle de @Naoki38 que je rejoins dans l'ensemble, je n'ai absolument pas trouvé que le propos du film était ardu. Comment, des théories linguistiques poussées dans ce documentaire ? Non. Des esquisses peut-être, mais pas davantage, rien de développé. Alors quitte à passer pour une pédante universitaire, allons au bout : non, il ne s'agit pas d'un débat philosophique poussé, abouti, et inaccessible quand on s'est ne fût-ce que quelques minutes déjà questionné sur le langage, son acquisition, ses sources, etc.
Vous allez dire que je suis plutôt aigrie et que cela contraste avec ma note plutôt généreuse. Alors, je vais vous donner mon avis mitigé et clairement à double-tranchant :
- Pour : il s'agit d'une introduction à la pensée de Chomsky, cela est établi par Gondry lui-même, qui n'est absolument pas un expert, qui est humble, qui essaie de donner son avis mais qui ne comprend pas tout et/ou n'est pas compris - la perspective est bien plus humaniste que philosophique, au sens où c'est à l'homme que Gondry s'intéresse avant tout (de mauvaises langues diront que c'est parce que les thèses de Chomsky lui échappent). Cela apparaît immédiatement dans les questions posées par Gondry : elles portent sur ses enfants, son éducation, sa femme, ses rêves, ce qui le rend heureux...Bref il s'agit de tenter de créer une intimité avec quelqu'un de souvent considéré comme froid, inaccessible. Tout cela est très beau, mais la question qui se pose naturellement est : pourquoi ? Pourquoi se donner tant de mal à rendre Chomsky sympathique si on ne nous explique pas de manière un peu plus approfondie la pensée de Chomsky ? Vouloir pousser le spectateur à aller par lui-même au devant de ses écrits, c'est bien beau, mais personnellement ce n'est pas pour l'homme que je m'intéresse à une théorie philosophique, mais pour l'introduction qu'on peut me proposer de cette théorie par quelques bons mots judicieusement mis en exergue. Assimiler l'homme à sa pensée peut être malsain, on en a eu maintes preuves, il suffit de penser à Céline... Bref c'est un peu bisounoursesque tout ça, et vous voyez je suis déjà dans le "contre" sans l'avoir prémédité. C'est un peu de la vulgarisation par l'humain. Et qu'on ne me dise pas qu'on peut voir les choses en sens inverse et partir des publications de Chomsky pour retrouver ensuite l'homme : ce n'est évidemment pas la perspective de Gondry, qui ne connaissait que dans les grandes lignes les publications de son interlocuteur avant le film et qui ne fait pas vraiment de liens entre métaphysique et bon sentiment.
- Contre : le principal problème du film à mon sens, c'est son côté décousu. Bien sûr, il y a une cohérence chronologique (on suit l'ordre des questions que Gondry a posées, c'est lui qui nous l'a dit, tmtc), mais pas de cohérence d'ensemble - c'est un peu une histoire linéaire mais sans ligne directrice. On ne sait pas où on va, les questions n'ont pas de liens entre elles... Effectivement il s'agit d'une mise en images d'une conversation réelle, dont on voit des extraits, certes. Mais une reconstruction eût pu être, à mon sens, plus intéressante (ou une construction logique des questions avant et pendant...). Cela dit je reconnais que le documentaire reste vraiment prenant, vivant, malgré des débuts laborieux (je reprendrai cette idée après). Mais il manque, je l'ai dit, d'approfondissement, jusque dans la forme : en effet, les questions s'enchaînent les unes après les autres, la plupart du temps sans cohérence, et surtout, au moment précis où quelque chose s'ébauche, devient intéressant, BIM, Chomsky se tait et au lieu de pousser le philosophe dans ses retranchements, Gondry lui pose une question (dont on se fiche un peu quand même vu qu'on était alléché par le frémissement qui naissait dans notre intellect stimulé) sur ses enfants. Okay. Bon. Faisons comme ça. Je ne vais pas nier le fait que Chomsky raconte un tas de choses intéressantes dans la conversation avec Gondry ; seulement, dans l'ensemble, il se contente de poser un tas de questions (lui aussi) passionnantes auxquelles il ne répond pas ALORS QUE je suis absolument persuadée qu'il a une réponse, une explication, une interprétation à proposer, dans un certain nombre de cas du moins. Poser des questions, c'est très bien ; mais quand on a une thèse à défendre pour répondre à cette question, le spectateur aimerait l'entendre, la connaître. Comment aller par soi-même retrouver dans la tonne de livres qu'a écrits Chomsky le passage précis où il remettra le sujet sur le tapis de manière plus satisfaisante et poussée ? Je vous le demande. Je salue les petits passages didactiques très bien illustrés, les réflexions originales etc, mais ça manque de tenue, d'unité, de volonté de chercher la petite bête. Du coup, bien souvent, ça reste assez banal. Un film sur notamment la vie privée d'un homme dont le génie n'est pas servi par le film, n'est pas démontré, illustré par le film, manque un peu de saveur pour la novice que je suis en ce qui concerne la pensée de Chomsky. On reste dans le superficiel, souvent, et au milieu d'éléments séduisants on nage dans des réflexions somme toute assez communes (quoique pertinentes), quand bien même elles sont importantes, éclairantes avec optimisme ou pessimisme, bref, quand bien même elles disent quelque chose du monde.

Un mot sur les ajouts de Gondry : l'humour, le recul, et la mise en images. Cela ajoute un côté très pédagogique, très inventif, original, et appréciable au film. Un peu de légèreté sur du sérieux. Les animations abstraites sont pertinentes, et intéressantes, on voit le souci de restituer une sorte de mouvement logique, en arborescence, de la pensée, avec une certaine logique cyclique, dans les récurrences et variations. Il y a aussi un peu d'animations figuratives qui ajoutent une touche un peu plus vivante au film, quelques plans filmés de Chomsky et Gondry, bref ce dernier parvient à créer au moins une unité dans l'esthétique. L'audio avec le vieux grésillement de la vieille caméra ajoute aussi quelque chose de très personnel, même si le début pète vraiment les oreilles. Quand ça a commencé je me suis dit que si c'était comme ça pendant tout le film j'allais devoir sortir, insupportée par ce bruit de fond permanent et inutile, mais finalement ça s'est calmé et je m'y suis faite. Il faut donc se concentrer un peu pour tolérer la bizarrerie première du film, et ensuite on entre dedans très facilement. On ne sait pas trop où on va, on attend un fil rouge, un point de chute - sur le moment ce n'est pas dérangeant qu'on n'en trouve pas vraiment (outre dans le questionnement incessant, mais c'est un peu trop ténu et paradoxal à mon goût, désolée) mais lorsque le film se termine, on se sent un peu floué et le pire c'est qu'on s'y attendait, résigné, pris au jeu par l'univers de Gondry appliqué à Chomsky.
Pour ce qui est du recul et de l'humour : Gondry, il faut le reconnaître, ne manque pas de lucidité sur son incapacité à bien comprendre l'anglais et Chomsky. Il explique au cours du film, dans d'épisodiques interludes, ses choix, et se permet même de nous faire rire en glissant une anecdote personnelle ou en se moquant lui-même de son affreux accent. Il y a du coup une dimension très réaliste, et qui restitue bien (par le commentaire rétrospectif mais contemporain aux scènes du film) le déroulement de la conversation.

Je ne m'attarderai pas sur les idées développées par Chomsky dans le documentaire - regardez-le, ça vous fera une introduction. Peut-être pas une introduction très rigoureuse, ni exhaustive, ni construite, mais une introduction divertissante et qui a quand même le mérite, en étant frustrante, d'attiser la curiosité du spectateur. C'est plutôt joli, la voix de Chomsky a quelque chose d'envoûtant, et si c'est un peu survolé, le survol est une expérience agréable. Je mets tout de même 6 parce que si je la trouve un peu boiteuse, je comprends l'ambition de Gondry en faisant ce film (il nous l'a expliquée en plus, en live, comment ça j'insiste un peu trop sur mes privilèges sorbonnesques ?). L'implication de Gondry est évidente et à saluer, parce que le concept en lui-même est quand même un putain de coup de force (à quand une série documentaire sur les philosophes comme ça ? J'en regarde à la pelle direct), et puis Chomsky a aimé le film, apparemment, ça devait lui rappeler de bons souvenirs de sa vie (ce qui est bien normal, je ne suis même pas ironique ici). Considérons donc que l'approche est neuve - mais très perfectible.

Mention spéciale aux questions littéro-intellectualisantes de mes amis étudiants, qui suscitaient la perplexité d'un Gondry assez simple et très peu porté sur des comparaisons érudites... Je suis au regret de vous annoncer que Gondry n'a de toute évidence pas lu Proust, et que non, il n'a pas pensé aux Verdurin en montant ce film. Scoop.

Créée

le 2 avr. 2014

Critique lue 759 fois

15 j'aime

8 commentaires

Eggdoll

Écrit par

Critique lue 759 fois

15
8

D'autres avis sur Conversation animée avec Noam Chomsky

Conversation animée avec Noam Chomsky
Eggdoll
6

Avant-première à la Sorbonne-Nouvelle en présence de Michel Gondry (ben oui c'est important !)

Contrairement aux autres critiques à l'exception de celle de @Naoki38 que je rejoins dans l'ensemble, je n'ai absolument pas trouvé que le propos du film était ardu. Comment, des théories...

le 2 avr. 2014

15 j'aime

8

Conversation animée avec Noam Chomsky
Fany_Doucet
6

Je suis encore un petit peu petite pour tout cela, comme dirait Antigone

Peut-être parce qu'il était 20h, que j'ai eu une longue journée de cours, que mon dernier cours était un CM débitant une très grande quantité d'infos à la seconde, et que 2h pour digérer une journée...

le 19 mars 2014

10 j'aime

1

Conversation animée avec Noam Chomsky
Naoki38
7

Si vous hésitez à le voir, lisez ça :

Chouette, un film centré sur Chomsky, ça doit être bien. Sauf que non. Le film est justement trop centré sur Chomsky. Je m'attendais à apprendre des choses, à ressortir avec de nouvelles idées, de...

le 25 mars 2014

8 j'aime

Du même critique

L'Insoutenable Légèreté de l'être
Eggdoll
10

Apologie de Kundera

On a reproché ici même à Kundera de se complaire dans la méta-textualité, de débiter des truismes à la pelle, de faire de la philosophie de comptoir, de ne pas savoir se situer entre littérature et...

le 11 mars 2013

153 j'aime

10

Salò ou les 120 journées de Sodome
Eggdoll
8

Au-delà de la dénonciation : un film à prendre pour ce qu'il est.

Les critiques que j'ai pu lire de Salo présentent surtout le film comme une dénonciation du fascisme, une transposition de Sade brillante, dans un contexte inattendu. Evidemment il y a de ça. Mais ce...

le 6 mai 2012

71 j'aime

7

Les Jeunes Filles
Eggdoll
9

Un livre haïssable

Et je m'étonne que cela ait été si peu souligné. Haïssable, détestable, affreux. Allons, c'est facile à voir. C'est flagrant. Ça m'a crevé les yeux et le cœur. Montherlant est un (pardonnez-moi le...

le 21 mars 2017

50 j'aime

5