L'anti-biopic, c'est pas automatique !

Que Quentin Dupieux, le M. Absurde du cinéma français, s'intéresse à Dalí, rien que de très logique. Qu'il le fasse en citant abondamment Buñuel, compagnon de la première heure dudit Dalí, rien que de très pertinent. Que ce héraut de l'anticonformisme en fasse un anti-biopic, rien que de très attendu. Là réside le piège lorsqu'on fait de la surprise son fond de commerce : l'anticonformisme est menacé par le conformisme lorsqu'il vire à l'écriture automatique !...

C'est là qu'est l'hic : nous sommes en 2024, pas en 1929, année de sortie d'Un chien andalou. Lorsque Buñuel, dans Cet obscur objet du désir, faisait jouer son personnage par deux actrices, cela créait un vrai trouble. Ici les cinq acteurs qui se succèdent aléatoirement suscitent à peine un sourire amusé ; et l'on attend sans cesse avec impatience le retour d'Edouard Baer, le seul parvenant à vraiment incarner l'excentrique jusqu'au bout des ongles. Lorsque Buñuel s'attaquait à la religion, il y avait quelque chose de subversif. Aujourd'hui où le catholicisme s'est dilué dans l'individualisme consumériste, la mise à mort répétée du cardinal n'est qu'un gag parmi d'autres. Le fétichisme des objets porté par le cinéma de Buñuel donnait à ses films une dimension métaphysique. Le goût des objets vintage de Dupieux ne renvoie qu'à son propre univers de bric et de broc.

Finalement, Dupieux n'est-il pas devenu une sorte de Dalí ? Un créateur qui a sa petite cour, voire sa large audience, et, à ce titre, décide qu'il peut tout se permettre ? Faire plus d'un film par an, au besoin bâclé puisque le côté bricolé fait partie de sa marque de fabrique, s'auto-citer, embaucher une brochette de stars, inutile au film mais qui assurera sa large distribution et sa pérennité en salle ?

Je pousse le bouchon un peu loin : Dupieux est loin d'être l'artiste totalement creux qu'il montre sous les traits de son Dalí. Mais attention à la mégalomanie ! Peut-être ce film est-il pour Dupieux une sage mise en garde qu'il s'adresse à lui-même ? Ce serait bien.

Peut-être aussi le cinéaste est-il Judith, la pharmacienne reconvertie en journaliste qui pénètre, effarée, le monde du cinéma. Une fille "nature", qui n'a pas les codes, voilà qui pourrait ressembler au Dupieux des débuts. L'occasion d'une charge contre le cinéma français, essentiellement à travers un producteur incarné avec bonheur par Romain Duris. T'inquiète, l'argent n'est pas un problème, il faut surtout impressionner en mettant beaucoup de monde sur le plateau, par contre, pourrais-tu adopter un look un peu plus sexy ? Si les choses viennent à mal tourner (l'expression s'impose), le ton change et l'argent devient un problème... Bon, on pourra dire que Dupieux crache un peu dans la soupe parce que ce système, il en fait vraiment partie, non ?... Au titre de la satire sur le monde du cinéma, on notera aussi la scène très drôle où Dalí reproche à la maquilleuse d'agiter ces opulents seins sous son nez. "Je les agite pas, ils sont là, c'est tout" rétorque laconiquement la jeune femme. Lorsque l'artiste demande à les peloter, elle accepte parce qu'elle "s'en fout". Un technicien s'en émeut ? Réplique de la maquilleuse : "non mais c'est pas pareil, c'est de l'art !". Voilà qui rappellera le récent "oh allez... c'est Gérard quoi" qui a fait couler, à juste titre, beaucoup d'encre.

De même qu'il était impossible de tenir jusqu'au bout un dîner dans Le charme discret de la bourgeoisie, le reportage sur Dalí se refuse sans cesse à Judith. Sous les prétextes les plus futiles : il faut qu'il y ait une caméra, puis la plus grosse des caméras, puis qu'on ne voie que lui. Et pan sur le bec des caprices de stars. Comme dans la déjà célèbre scène du couloir, Dalí s'annonce infiniment mais n'arrive jamais. Insaisissable. L'oeuvre d'art, qui ne se laisse jamais capturer, ce ne sont pas ses tableaux, c'est lui bien sûr. Il reconnaît d'ailleurs être un peintre médiocre.

Puisque Dalí est associé au rêve, Dupieux en met un en scène. Lors d'un dîner où siège un cardinal (ce qui évoque inévitablement Buñuel), celui-ci raconte son cauchemar, où se mêlent les flammes de l'enfer, un panier de provisions perdu, une balade à dos d'âne coiffé d'une tête de mort, un cowboy qui lui tire dans le dos. Dalí écoute et y associe sa rêverie : on le comprend lorsqu'il demande ce qu'est devenue "la petite française". "Quelle petite française ?" lui répondent ses interlocuteurs interloqués. Pensées, rêve et réalité se mêlent, avec chaque fois le très drôle "voilà" du cardinal, qui nous fait comprendre qu'on était toujours dans sa narration. Chaque retour en arrière provoque un effet de hoquet - dont le réalisateur abusait un peu dans l'abscons Réalité, et qu'il dose mieux ici. Référence à Réalité aussi dans la scène du cinéma où Judith se contemple à l'écran, entourée de tous les protagonistes de l'histoire. L'objectif est de perdre le spectateur, ravi de s'égarer. Tout recommence toujours, ce que traduit bien l'indigente musique de Thomas Bangalter, style Mano negra. Faut-il venir de Daft Punk pour pondre de pareilles scies ? On vénère ça comme on était prêt à mettre dix millions dans une croute si elle était signée Dalí... Bon, je digresse. En tout cas, l'agaçante ritournelle sur deux accords convient bien au propos.

Le mélange des époques, habituel chez Dupieux, participe du brouillage temporel : la finale de Roland-Garros de Noah côtoie un téléphone portable (à clapet quand même, donc vintage, ouf). Et ce même cellulaire n’empêche nullement l’assistante de Dalí d’apporter sur un plateau un téléphone inutilisable car le fil n’est pas assez long. La caméra que la Rolls de Dalí renverse est bien d’aujourd'hui, quand celle qui filme Judith à la fin est mastoc comme celle d’antan. L'idée du tunnel sert aussi le propos, permettant de franchir une dimension temporelle, comme si on changeait d'époque, ce qui était le motif de Incroyable mais vrai - ici, pour passer du lieu de pose en plein air à la villa.

On le sait, le surréalisme s'est intéressé au langage, au rêve (on s'endort beaucoup dans Daaaaaalí !) et à l'inconscient qu'ils charrient. Dupieux les matérialise dans son film : on verra donc une pluie de chiens morts, une chèvre qui broute des roses et un tir au pigeon à volatiles réels. Il ne résiste pas non plus à mettre en scène certains tableaux du maître : on voit deux types poser, l'un une prothèse collée sur sa tête l'autre un chiffon dans la bouche, et le film s'ouvre sur la Fontaine nécrophilique coulant d'un piano à queue assez réjouissante à l'écran. On mange beaucoup des nouilles, un motif récurrent chez Dalí. Cet opus de Mr. Oizo est plutôt plus travaillé, moins paresseux, que bon nombre de ses précédents films : il n'est pas trop, ici, Mr. Oisif.

En revanche, il est parfois Mr. Oiseux. Certains gags sont poussifs, ou trop poussés : le coup de la boulangère à la place de la pharmacienne, aussi répétitif que l'était le tic verbal "c'est pour ça" de Au poste !, les vers dans la soupe et cette façon de les aspirer dont on ne voit pas la nécessité, le jeu de mots sur Mohammed Ali, le sixième Dalí (Boris Gillot) qui était peut-être celui de trop. Sans doute inévitable, sur le nombre, que certains gags fassent un flop...

Ma principale réserve n'est pas là. Elle tient plutôt au fait que, au bout du compte, le film ne dit pas grand chose. Une réflexion sur l'angoisse de la mort, comme le suggère Jean-Marc Lalanne au Masque et la plume, avec l'apparition de ce vieux Dalí inquiétant le jeune ? Possible car vieillir est bien un enjeu lorsqu'on incarne comme Dupieux un cinéma potache, franc-tireur, poil-à-gratter, en un mot : jeune. N'empêche, Daaaaaalí ! peine à dépasser le stade du sympathique divertissement, de moins en moins corrosif pour le spectateur qui, comme moi, en a vu beaucoup : basé sur l'effet de surprise, l'humour de Quentin Dupieux s'estompe lorsqu'il tend à se répéter. Avec Yannick et celui-ci, le cinéaste regagne toutefois en qualité par rapport au navrant Mandibules et à l'inégal Incroyable mais vrai. Dont acte.

Un détail curieux pour finir, comme sait en distiller parfois le trublion (cf. l'intrigante référence à Yves Mourousi à la fin de Mandibules). L'assistante de Dalí, par son visage comme par sa diction lente et marquée, m'a fortement rappelé... Bernadette Lafont. Plus troublant encore, c'est aussi le cas de l'assistante de Judith, jouée par Agnès Hurstel. Volontaire, ou l'inconscient de Dupieux a-t-il frappé ? Une étrangeté en tout cas qui complète à mes yeux l'hommage, en forme d'anti-hommage, qu'un excentrique rend à un autre excentrique. Peut-être est-ce lorsqu'il est le moins volontaire que Dupieux est à son meilleur ? L'inconscient comme matrice artistique, un thème typiquement surréaliste. Dalí eût sans doute apprécié.

Jduvi
7
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le 19 févr. 2024

Modifiée

le 19 févr. 2024

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Jduvi

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