Qui est le film ?
Dans la peau de John Malkovich marque les débuts au cinéma du clippeur Spike Jonze, sur un scénario de Charlie Kaufman, leur première collaboration avant Adaptation. et Her. En surface, l’histoire est loufoque : un marionnettiste raté découvre, derrière un placard d’entreprise, un tunnel qui permet d’entrer littéralement dans la tête de John Malkovich pendant quinze minutes.
Mais à mesure que l’intrigue s’enroule autour de ce point de départ absurde, ce qui surgit, c’est un vertige existentiel : non plus “et si je pouvais devenir une star ?” mais “que reste-t-il de moi si j’habite un autre ?” Le film nous promet une comédie surréaliste, il nous tend en réalité une fable noire sur l’identité, le désir, et la vacuité du moi.
Que cherche-t-il à dire ?
D'emblée, le film installe une tension : entre le fantasme de l’extériorité (devenir un autre) et l’échec à sortir de soi. Ce qui se joue, ce n’est pas seulement l’invasion d’un corps, c’est l’impossibilité d’échapper à sa propre conscience. Craig veut exister dans la peau d’un autre car il se sent vide dans la sienne. Maxine manipule les désirs parce qu’elle s’éprouve à travers les projections qu’on a d’elle. Lotte découvre sa propre vérité sexuelle uniquement en étant incarnée dans un corps d’homme.
Kaufman démonte ici l’illusion d’un “je” stable, d’un désir propre, d’une subjectivité étanche. Chacun est traversé, contaminé par les désirs des autres. Et le film le montre littéralement : on peut désormais habiter le corps d’un autre, mais pas sans laisser derrière soi une part de soi-même. Il ne s’agit donc pas d’un film sur la célébrité mais sur la fêlure du moi, et sur le fait que tout désir est aussi, déjà, un parasitage.
Par quels moyens ?
Le tunnel qui mène à la conscience de Malkovich est filmé comme un boyau étroit, grotesque. Ce n’est pas un passage magique, c’est un trajet organique. En choisissant cette matérialité, Jonze oppose au rêve d’évasion une expérience de la pénétration littérale, presque obscène. Entrer dans l’autre, ici, n’a rien de lyrique : c’est un acte brutal, forcé, qui impose de se glisser dans une forme qui n’est pas la sienne.
Chaque trajet dans la tête de Malkovich dure quinze minutes, puis le passager est rejeté dans un fossé au bord de l’autoroute. Cette mécanique répétée donne au film un rythme absurde, mais elle incarne aussi le caractère temporaire et jetable du fantasme d’incarnation. Il n’y a pas de fusion possible : juste un échantillon d’altérité, suivi d’un retour violent à la réalité. Le dispositif devient métaphore du divertissement contemporain : une illusion de transformation, qui se termine toujours en chute.
Dans une séquence fascinante, John Malkovich entre lui-même dans le tunnel, et se retrouve dans un monde peuplé uniquement de lui-même, toutes les personnes ont son visage, et ne prononcent qu’un mot : “Malkovich”. La caméra devient ici le regard de Malkovich sur son propre monde démultiplié. C’est le moment où le film bascule de la comédie à l’angoisse pure. Le narcissisme absolu devient folie.
Craig, le personnage principal, est marionnettiste. Le film commence par une performance filmée frontalement, où la marionnette exprime une douleur existentielle. C’est une scène clé, parce qu’elle condense toute la logique du film : l’artiste projette sa souffrance dans un autre, qui devient son support, avant d’être oublié, utilisé, jeté. La marionnette annonce Malkovich. Et Craig, incapable de vivre pleinement sa propre vie, ne trouve d’issue que dans la manipulation de celle d’un autre.
À la fin, Craig reste piégé dans un corps qu’il ne contrôle plus : celui d’une petite fille née de Maxine et de Malkovich. Il voit à travers ses yeux, mais ne peut ni parler ni agir. Ce plan final transforme l’ensemble du film en cauchemar moral. Le désir de possession a abouti à une damnation : vivre, éternellement, sans pouvoir exister. C’est la version moderne du châtiment prométhéen : avoir voulu tout voir, et n’être plus rien.
Où me situer ?
J’admire profondément Dans la peau de John Malkovich, parce qu’il ose mettre en fiction cette angoisse que nous ressentons tous, parfois confusément : celle de n’être qu’une coquille, de n’exister que par le regard des autres. Le film ne cherche jamais à résoudre cette peur : il l’expose, la matérialise, l’élève au rang de forme. Et c’est là que Jonze est un cinéaste remarquable : il sait rendre visible l’abstrait, sans le trahir.
Je suis néanmoins plus sceptique sur certains effets de distance. Par moments, l’humour absurde prend le dessus, comme un écran de protection. Il manque peut-être, çà et là, une chair plus émotionnelle, une place plus accordée au trouble affectif.
Quelle lecture en tirer ?
Le film est une méditation sur notre époque et peut-être sur la nôtre plus encore que sur celle de 1999. À l’heure où chacun peut, à travers des écrans, des filtres, des avatars, s’incarner autrement, la question n’est plus “qui suis-je ?” mais “jusqu’où puis-je me dissoudre dans l’autre ?”
Dans la peau de John Malkovich montre que l’altérité, si elle n’est pas respectée comme telle, devient un piège. On ne peut habiter l’autre sans l’abîmer, ni sans s’effacer soi-même. Le fantasme de devenir un autre finit toujours par trahir une haine de soi. Ce n’est pas un film contre le désir : c’est un film contre la possession.
Il nous dit, en creux et sans le marteler, que le “je” n’est ni stable, ni pur, ni suffisant. Et que c’est peut-être là que commence la pensée.