Dark Waters
6.3
Dark Waters

Film de Mariano Baino (1993)

J'aime les dates-buttoir. Et avec le cinéma populaire italien, c'est assez facile, dans un sens. Si quelques manifestations post mortem, quelques soubresauts de créativité irriguent encore quelques bobines éparses, je croyais (ou du moins j'avais décrété en parfait accord avec moi même) que le cinéma d'épouvante italien mourrait avec la Maison près du Cimetière de Fulci (et le giallo avec L'éventreur de New York des mains du même fossoyeur), donc en gros vers 1982, 83. Et ce ne sont pas les bisseries sympathiques comme Demons du fiston Bava ou les tentatives trop datées de Soavi qui me donneront tort. Non, à part Argento qui continue à tutoyer l'excellence jusqu'en 1986 avec le magistral Phenomena, voire peut être jusqu'à Opera (attention, hein, pas la bouse infâme qu'était le Fantôme de l'Opéra, je parle de Terreur à l'opéra, de 87 je crois, ou quelque chose comme ça), le verdict est quasiment sans appel. Les maîtres s'affaissent, pas de souffle nouveau, même pas de bons plagiaires, le cinéma d'horreur tel que je l'aimais est mort dans cette outrageuse décennie, qui voit l'avènement des bottes en sky blanches, du rouge à lèvres rose à paillettes, du mulet comme élément de classe capillaire chez la gente masculine, des couleurs fades à l'écran, bref, tout fout le camp. Le cinéma d'épouvante italien est mort dans les années 80.
Mais c'était sans compter sur cette perle relativement confidentielle que j'ai découvert tout récemment et par erreur, et qui constitue malheureusement toute la filmographie de son talentueux réalisateur, à trois courts métrages (réputés de bonne qualité) près.
Quelques éclairages bleu glacial nous rappellent par moment que nous sommes en 93, mais ces fautes de goûts sont tellement rares qu'elles en deviennent négligeable.
On entre dans ce film comme on rentre chez soi après un voyage inconfortable et ennuyeux, suffisamment long pour que les éléments du confort quotidien redeviennent jouissifs, pour que ce qui était routine soit apprécié à sa juste valeur.
Le mystère frappe brutalement dans une mise en place qui peut sembler maladroite, mais qui trouve sa justification au fil du film. Le Mal est là, il rode avec assurance, sans fausse pudeur, et c'est dans ce climat épais, malsain que le spectateur est plongé, frontalement, sans préambule, celui du film étant déjà, lui aussi rongé par l'ambiance qui va faire autorité durant tout le long métrage.
Entre vieille pierres, monastère rempli de nonnes allant du terrifiant (les yeux blancs, clin d'oeil à Fulci ?) à l'innocence sensuelle (sans pour autant jamais basculer dans le film d'exploitation), des peintures prophétiques, des catacombes, décors somptueux, dérive en huis clos dans un village isolé, entre l'hommage vibrant aux ambiances lovecraftiennes (Innsmouth en tête évidemment), avec un brin d'Anthropophagous (notamment dans la mise en place à l'arrivée dans l'île du film de D'amato, ce sentiment d'étouffement qu'on peut ressentir si l'on décide de donner une chance à ce film qui danse entre génie et bisserie putride et putassière).
Les références sont là, et maîtrisées à la perfection.
Bien entendu, ce film ne s'arrête pas là, mais une de ses singularités, ce qui en fait une réussite aussi intégrale à mes yeux, et ce malgré ses quelques défauts et maladresses, c'est qu'il réussit à dériver à travers les genres, se les approprier sans donner dans la trivialité de l'exploitation, avec une innocence et une honnêteté qui évoque la déférence respectueuse que peuvent avoir notamment les espagnols vis à vis du cinéma de genre. Jamais le film ne donne dans le cynisme ou la recette, et chaque séquence est habitée par la vision d'un artiste qui est malheureusement apparu à une époque où le marché du cinéma se désolidarise du fantastique, où la médiocrité ambiante éclabousse cette gemme passée tristement inaperçue, ou dans des contextes qui ne lui rendaient pas justice.

Je suppose que certains pourront lui reprocher quelques enchaînements hasardeux, un montage un peu "à la serpe", mais ce serait se tromper, ne pas faire confiance au talent du réalisateur.
En effet, à mon sens, ces enchaînements sont tout à fait justifiés par la double dérive du personnage, qui erre dans l'île et vit un cauchemar "conventionnel" extérieur, une aventure horrifique, mais cette errance est doublé d'une dérive interne, d'une danse subconsciente autour de souvenirs refoulés qui se manifestent via cauchemars et quelques flashbacks, évoqués par ces ruptures légères de continuités fonctionnant un peu à la manière de l'enfant qui ferme les yeux dans un cauchemar pour s'échapper d'une situation étouffante, ou qui trouve une porte dérobée (comme dans l'excellente scène du soupirail dans Opera d'Argento). Dans ce film, les deux courants narratifs se mêlent habilement sans s'exclure, et l'ambiguité n'est jamais levée, tout pouvant être vécu "à la lettre" comme pouvant être rêvé. En ça il m'a évoqué à plusieurs reprises Lemora, qui est un de mes films préférés dans le domaine des dérives oniriques et de contextes Lovecraftiens.

C'est pourquoi j'ai décidé de mettre un 9 à ce film. Il n'est pas exempt de défauts, mais sa force est analogue à celle d'un Lemora par exemple en terme de dérive onirique, et malgré la surabondance de références (voulues ou qui s'imposent de fait, a posteriori, conséquence de la saturation de films-étalon dans un genre particulièrement prolifique), ce film évite le piège du patchwork, et offre quelque chose qui avait disparu du paysage, dénuée de mépris, sans surenchère, simplement un film viscéral, effrayant, beau, touchant. Un dernier sursaut d'amour pour le genre dans une période ou horreur rime encore avec exploitation, et malfaçon.
toma_uberwenig
9
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le 1 mars 2012

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toma Uberwenig

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