La virtuosité de Park Chan-Wook n’est plus à prouver depuis longtemps, et surtout pas depuis le sommet stylistique et scénaristique que constituait sa dernière œuvre sortie au cinéma il y a déjà 6 ans, Mademoiselle. Pourtant, on a l’impression qu’avec ce Decision to leave, le maître coréen a réussi à franchir un pallier supplémentaire dans la qualité de sa mise en scène, dont la récompense à Cannes est venue à point nommé. Le film de la maturité ? Certainement, mais nous ne pourrons l’affirmer que rétrospectivement. Peu importe. Indéniablement, avec cette œuvre, Park Chan-Wook parachève de gommer les défauts mineurs qui teintaient le début et le milieu de sa filmographie, au risque de décevoir le grand public : une subtilité parfois manquante, un côté démonstratif pouvant agacer, et une lubricité faisant le sel de son cinéma, certes, mais pas toujours nécessaire ou suffisamment dépouillée.

Ici, rien de tout cela, au contraire : le film le plus sensuel de Park Chan-Wook est bien celui dont le sexe est absent et dans lequel les corps s’effleurent à peine ; où sa violence est moins démonstrative aussi, malgré des scènes d’action d’une grande intensité. Convoquant les codes du thriller et du film noir, Decision to leave puise évidemment son inspiration chez Hitchcock et son Vertigo : dans la filature qui se transforme peu à peu en romance, mais aussi dans le handicap dont souffre l’enquêteur (le vertige / les insomnies) et pour la construction en deux parties qui sont le miroir l’une de l’autre. Cependant, il réussit sans problème à créer un film ayant sa propre identité, puisque sa mise en scène est d’une modernité absolument époustouflante, et que le film s’ancre totalement dans notre époque, d’une part par la technologie omniprésente (téléphones portables et montres connectées qui seront le nœud de l’intrigue, échanges de SMS fréquents et déterminants, le traducteur instantané qui apporte du grain à moudre à l’histoire...) et d’autre part, par son propos féministe discret mais important. En filigrane, le policier ne comprend par exemple pas pourquoi Sore, victime de violences conjugales, n’est pas allée porter plainte et a préféré se rendre justice elle-même, se faisant donc l'écho des trop nombreuses victimes mal reçues par la police ou encore de celles qui, exaspérées du manque d’écoute, en viennent à tuer leur compagnon. De même, à l’occasion d’un nouvel interrogatoire, le héros ne pense d’ailleurs pas d’emblée que Sore qui a perdu successivement ses deux maris, soit avant tout une femme à plaindre, ce qu’elle ne manque pas de lui rappeler. Le volet social n'est pas non plus en reste car il y a bien aussi une critique de la politique migratoire de la Corée qui est faite à travers la situation d'immigrée chinoise de Sore, mais sans jamais empiéter sur le coeur du récit, fort heureusement. Ces trois exemples montrent à quel point le film se nourrit de notre actualité et de notre modernité, mais il n’en perd pas moins de sa pertinence universelle, car c’est d’Amour avec un grand A dont il parle, au travers d’une enquête policière plutôt classique évoquant un policier tombant peu à peu amoureux de sa suspecte principale.

Oui, Decision to Leave nous donne bien à voir l’une des plus belles histoires d’amour montrées sur grand écran ces dernières années dans un ton qui flirte avec le mélodramatique par moments (l'acmé que constitue la scène de baiser au sommet de la montagne du premier crime, par exemple), et ce, dans un écrin souvent verdâtre par sa photographie, mais surtout magnifique. La photographie sublime en effet aussi bien les intérieurs feutrés, à l’ambiance très travaillée, que les paysages marins et montagneux à couper le souffle. Les interprétations des deux comédiens épatent, bien entendu, mais la réalisation iconise aussi ces deux-là à chaque plan, les rapprochant peu à peu, jusqu’à un final d’anthologie, profondément triste et marquant. D’ailleurs, les trouvailles visuelles de Park Chan-Wook ne font que renforcer ce jeu du chat et de la souris idyllique entre les deux personnages principaux, comme par exemple lorsque le héros épie Sore avec des jumelles et que le plan suivant fait comme s’ils étaient réunis dans la même pièce. Aussi, les raccords utilisés si intelligemment permettent des transitions fluides entre les scènes et sont souvent porteurs de sens. Les deux enquêteurs successifs qui accompagnent notre héros dans les deux parties du film sont quant à eux la caution comique du long-métrage, et cela fonctionne aussi très bien.

Le film entrouvre également la porte à de multiples interprétations, bien aidé par son scénario à tiroirs et sa mise en scène qui épouse la perte de repères du protagoniste principal, insomniaque. Bien qu’il se conclue de manière assez claire, on ne peut s’empêcher de penser après coup aux indices qu’il a semés ça et là tout au long de son intrigue, nous torturant ainsi l’esprit encore longtemps après. Les deux parties se répondent étrangement et les coïncidences et similitudes qui les peuplent sont légion, semant le trouble chez le spectateur sans y répondre complètement. On pense alors au Cure de Kiyoshi Kurosawa, autre référence du cinéma asiatique. Le fait que certains mystères restent en suspens à la fin de l’intrigue témoigne aussi d’un Park Chan-Wook au sommet de son art, qui ne cherche plus forcément à être le plus explicite possible.

Si l’histoire du policier qui tombe amoureux de la suspecte principale de l’enquête qu’il est en train de mener n’est pas révolutionnaire, ce sont bien les choix brillants opérés par le cinéaste coréen (ainsi que par son coscénariste) qui s’avèrent payants, rendant ce film presque inoubliable et le classant dans les œuvres les plus majeures de son cinéaste. Malgré un découpage de son scénario en deux parties bien distinctes qui pouvait faire craindre une redondance ou la chute de la tension, la progression dramatique se fait naturellement et ce Decision to leave se révèle finalement extrêmement accrocheur, sans que le soufflet ne retombe à aucun moment. Un grand scénario et une grande mise en scène qui en font un grand film… en définitive.

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le 4 août 2022

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Albiche

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