C’est donc officiel. Pour la seconde année consécutive, mon profil d’attente Cannoise maximale est apparemment celui d’un grand film d’amour tordu, annoncé depuis des lustres, réalisé par un formaliste exceptionnel et décoré du Prix de la Mise en Scène à l’issue de la compétition. Tout comme Annette, Decision To Leave me faisait de l’œil et du pied avec constance depuis l’annonce de sa mise en chantier il y a maintenant plusieurs années. J’ai pour fâcheuse coutume de le ressasser à mon entourage dès que j’en ai l’opportunité (et quand elle me fait défaut, je la crée) : Park Chan-wook est peut-être mon réalisateur préféré. Ou, en tout cas, le cinéaste actuellement en activité auquel je voue la passion la plus fervente (si l’on devait chercher du côté d'idoles devenues discrètes, il me serait très difficile d’écarter mon saint patron David Lynch). Dans le trio d’auteurs coréens ayant marqué leur époque au tournant du nouveau millénaire, les profils s’étaient vite précisés, aidés en cela par une presse écrite qui affectionne ce que l’on peut résumer rapidement. Bong Joon-ho serait la tête, celui qui ramène toujours ses récits à une réflexion sociale grinçante doublée d’une implacable maîtrise de l’humour. Kim Jee-woon serait le bras, avide de brassage des genres et d’hommages au cinéma sous toutes ses formes. Quant à Park Chan-wook, il serait l’œil. Le styliste du trio, celui qu’on a volontiers comparé à Argento, Lynch ou Hitchcock quand son esthétique jusqu’au-boutiste se plaisait à instaurer des climats inégalés chez ses contemporains. J’avais pour ma part vécu le choc de plein fouet lors de ma découverte de l’époustouflant Oldboy, ni plus ni moins le premier film -16ans qu’il me fut donné de voir durant mon adolescence. Des années plus tard, il fait toujours partie de mes longs-métrages fétiches, alors même que le sentiment de transgression du premier visionnage m’a depuis longtemps déserté. Là où certains chocs de puberté du septième art sont voués à être revus à la baisse au fil du temps, le cinéma de Park Chan-wook demeure l’une des artères florissantes de mon éducation au grand écran. Et pour cause, la mise en scène y est constamment magistrale.

Une fois devant Decision to Leave, l’immédiateté du constat n’a d’égale que sa simplicité. Personne ne filme comme Park Chan-wook. Chaque scène recèle un symbole, une idée, un détail autour duquel les images prennent forme et vie, que ce soit un pansement sur une main, un rapt de tortues, la couleur indéfinissable d’une robe turquoise ou un jeu de filature qui précipite un personnage vers un autre. Saluons ce génial jeu sur le montage, le son et les distances (physiques et fantasmées) qui téléporte le détective depuis sa voiture dans la rue, à travers le tunnel de ses jumelles pour l’emmener auprès de celle qui le fascine autant qu’elle le trouble, instaurant une proximité sensuelle étouffante, un dialogue des corps et des âmes alors même qu’il n’a pas encore véritablement pris place dans les événements du récit. La mise en scène, si justement récompensée par le jury Cannois, est un triomphe de chaque plan, une démonstration de virtuosité qui se révèle tout autant dans sa totalité grandiose que dans les infimes instants qui en composent chaque image.

Malgré tout, le film échappe à la plupart des facilités de profilage dans la filmographie de son auteur. Moins de sang, moins de sexe, moins de violence frontale, comme pour décupler les effets d’un grand drame romantique filmé à hauteur de ses personnages. On pourrait s’attendre à ce que la tension initiale s’évapore à notre insu, comme à la faveur d’une béance quelconque. Il n’en est rien. Servie par la virtuosité de la mise en scène mais également par une direction d’acteurs prodigieuse et un mixage sonore exemplaire, la narration adopte une ampleur vertigineuse (Hitchcockienne, diront certains) où une scène d’épluchage de grenades peut glacer le sang (le son des fruits déchirés, terrifiante grattouille auditive) et où l’œil mort d’un poisson, pareil à celui du cadavre dont la photo accusatrice orne le mur de la cuisine du détective, fixe les vivants avec un flou d’horrible augure. Sous cette difformité ambiante épousée par la mise en scène, tout est systématiquement tragique, souvent brumeux et parfois confus. L'écriture n'est pas aussi ciselée et équilibrée que dans Mademoiselle, par exemple, ce qui pourrait constituer au pire une faiblesse, au mieux un risque. Le scénario n’hésite jamais à digresser ou à rendre certaines situations plus opaques qu’elles ne le mériteraient. Et pourtant, la leçon de tension dramatique qui en découle finit tout de même par en valoir la chandelle, le film nous laissant avec la trace d'une forme de désespérance rarement illustrée dans les productions modernes. Decision to Leave réussit l’exploit anachronique de nous faire éprouver cette grande prostration du cœur propre aux classiques d’une époque révolue. Seule la postérité décidera de son propre statut en la matière, mais la sensation est bien là.

J’ai parfois songé à Nightmare Alley, sorti un peu plus tôt cette année et qui voyait Guillermo Del Toro tempérer le fameux fantastique de son cinéma pour tendre vers un grand film noir tortueux susceptible de donner bien du fil à retordre à ses détracteurs usuels. Il m’apparaît que Decision To Leave permet à Park Chan-wook d’accomplir un geste similaire, tout en réaffirmant ce que l’on pouvait raisonnablement soupçonner depuis déjà quelque temps. Le cinéma coréen, par son hybridation des genres et son éternelle préoccupation métaphysique, opère dans une veine philosophique à rapprocher de celle du polar scandinave. Park Chan-wook confie lui-même avoir débuté l’écriture de son film avec deux références : La fameuse chanson « Brouillard » de Lee Bong-jo, qui traverse le film comme le souvenir d’un futur qui s’écrit sous nos yeux ; et le personnage du détective Martin Beck, héros de la série suédoise Histoire d’un Crime. L’idée d’un flic fondamentalement sympathique, courtois, empathique et épanoui dans son travail, comme une sorte d’anti-Jung-Ho (le protagoniste de Na Hong-jin dans The Chaser). Car le drame n’arrive pas seulement avec l’horreur d’un meurtre à triple rebond rocheux. Il est déjà présent chez ce parangon du maintien de l’ordre, tapi dans l’esprit d’un détective vertueux qui semble avoir perpétuellement besoin d’une affaire à résoudre pour exister pleinement. Or, plus l'affaire est obsédante, plus le jeu est attrayant. Le prix de la valeur de Hae-joon, en somme, est dans son incapacité à la laisser sommeiller, ce que ses propres insomnies reflètent avec une clarté flagrante. Celle de l’armure étincelante d’un chevalier blanc qui, désireux de toujours plus de lumière, apparaîtra finalement hagard, désorienté, ébloui et aveuglé par son propre désir.

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le 30 juin 2022

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Orpheus Jay

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