Après le magnifique Decision to Leave, j’ai lu/écouté pas mal d’avis en espérant prolonger le plaisir du film, sauf que...

À peine rentré de ma séance, Le M. Cinéma de France Culture m’exaspère. Il fait le malin, sourire en coin et grands gestes à l’appui alors qu’il est à la radio, pour nous dire que Park fait le malin (ok...) et donne des leçons sur les points de vue qu'il juge “débile” et pour l’épate comme ceux à travers les yeux des morts.

Pourtant c’est du regard d’un mort qu’il s’agit pour Hae-jun, insomniaque dépressif et cadavre ambulant, coincé avec une hygiéniste effrayante dans un mariage qu’il laisse pourrir plutôt que de le quitter. Le regard des victimes le hante et que Park raccorde les yeux secs du flic à ceux de cadavres ne me paraît pas déconnant. C’est bien cela qui fait l’enivrant plaisir de Decision to Leave : chaque raccord, surprend et stimule en dépassant le temps et l’espace car soumis à la subjectivité exacerbée des personnages. Un expressionnisme d'esprits sains. Et dans de rare cas où ils pourraient être “gratuit”, leurs sauts de motifs en motifs par association d’idées sur des formes, lumières, couleurs, etc. créent une jolie poésie de l’image préférable à l'académisme. En plus, la persistance du regard des morts, qui gêne tant ce M., rejoint la question spirituelle du film mais j’y reviendrai avec un autre guignol.


Y’a un nombre incalculable d’avis et critiques répétant les mêmes comparaisons vaines qui ne parlent que trop peu du film et leur permet de remplir un texte de ce qu’ils connaissent mieux, balisé par des années de discussions : Hitchcock. Un inventaire béat de tropes du genre, même pas forcément Hitchcockiens, dont le principal serait un vague voyeurisme – en oubliant souvent l’élévation et la chute de Vertigo déjà plus présents dans diverses séquences (dont le bouddhisme, toujours pour plus tard) et sa réactualisation technologique. C’est vrai que Park s’inscrit dans une certaine tradition du thriller mais ne se fait jamais lourdement référentiel du travail de ses prédécesseurs ; et si la Chinoise Sore s’exprime par citations je ne suis pas sûr que ce soit une invitation à l'imiter dans sa communication laborieuse. Par exemple le turquoise, climax de la transformation en Madeleine dans Vertigo, sert ici à appuyer délicatement les divergences d’un couple agonisant et à souligner le côté insaisissable de Sore : verte comme une montagne boisée ou bleue comme les vagues ?

Les pires citent Basic instinct qui a pour point commun euh... une femme fatale et un flic ? Alors déjà faut voir la gueule de la femme fatale ici. Plutôt la divine "celle qui souffre et fait souffrir" : mal fagotée, floue et informe comme son papier-peint turquoise de montagnes/vagues, elle fond comme son pot de glace, une lumière aveuglante de façade et, à l'arrière, un oscilloscope de petit cœur qui bat vite – la rendant immensément touchante, surtout dans ses gestes d'amour insensés comme la destruction d'une scène de crime pour éviter des cauchemars au flic.

Y’a bien une bonne scène d’interrogatoire commune aux deux films, avec les mêmes enjeux, mais adaptée à la fragilité de sa femme fatale. Plutôt qu’un dénuement clinique, épilé et frontal, les humbles protagonistes de Decision utilisent un jeu de séduction discret d’odeur et de douces attentions. Le flic, séduit par celle qui – contrairement à lui – n'a pas eu peur de quitter son mariage, n'arrive pas à cerner Sore : sur le même plan que lui elle est pourtant floue, et par le cadrage Hae-jun s’adresse à son reflet ou à son report vidéo.


Y'a l'original, l’étudiant d’Oxford avec une autre grille de lecture automatique que la critique traditionnelle et qui remplace Hitchcock par un "Male gaze" synonyme (j'avoue que celui-là je l’ai cherché avec des mots-clefs spécifiques). “The female suspect liberates herself from the male gaze.” Alors déjà, drôle de façon de se libérer... Sore imprime la rétine perpétuellement active du policier insomniaque en devenant affaire non-résolue, de celles qui le hantent, épinglées sur un mur pour ne pas les oublier. Son évaporation bien plus qu’un hors propos (à cet instant) regard masculin rejoint l’émouvante question spirituelle dans un monde triste et technologique (j’y arrive bientôt) : elle abandonne sa vie matérielle et surtout son téléphone et s’élève par un jeu de panoramique – paradoxalement en s'enterrant – tandis que le lourdaud Hae-jun patauge sur terre, pano écrasant et téléphone à la main.


Puis y’a le Youtuber bourrin, celui démuni face à du lyrisme et du métaphorique. Sans idée de ce que cela peut être, il décrète “C’est trop bizarre, toute cette partie se passe dans sa tête. C'est un rêve !”. Dans son esprit terre-à-terre il met, comme les autres, son doigt boudiné à côté de quelque chose : Le bouddhisme (on y est). Le matérialisme dernier cri reçoit les plus beaux gestes de douceur dans la première partie : en véritable pornographie du numérique les doigts glissent délicatement sur les écrans, on susurre à sa montre, même la mamie impotente tire son plus grand plaisir de Siri et le téléphone contient la plus belle preuve d’amour. La progression de la romance invite à s’en délester : le téléphone devient triplement incriminant, l’écran de surveillance de la salle d’interrogatoire embarrasse, les objets connectés disparaissent et un baiser arrive enfin. De plus en plus détachés du monde, les tragiques Sore et Hae-jun attendent sur le bord d’un ravin que l’autre les pousse, incapable de vivre dans ce monde où leur amour est impossible. La plus légère Sore saute le pas et cherche la renaissance en atteignant enfin la folle union de la montagne et de la mer et en s’enterrant comme un œuf de tortue pour une seconde chance, celle que ses multiples vies terrestres – en à peine quelques années – ne lui ont pas apportée. En ayant suffisamment marqué Hae-jun, ils se retrouveront immanquablement quand il se décidera aussi à revivre.



Et pour finir y'a l'internaute, celui qui n'a jamais été foutu d'aligner plus de 4 mots sans que sa phrase devienne alambiquée mais qui s'entête à écrire un truc pour balancer du haut du clocher son obsession pour le film. Comme il y a déjà plein de bons avis sur le film, il prend le parti fainéant du commentaire de commentaires pour ne pas trop s’emmerder à construire sa pensée ni à faire trop d’efforts de syntaxe.


Les chansons : https://youtu.be/X5D_K2eGfPk?t=17

https://youtu.be/k5cbx1zTS0o

Homdepaille
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le 8 juil. 2022

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