En thérapie. Deuil d'un enfant, d'une femme, d'une mère, d'une amie, de la jeunesse.

Voilà plusieurs semaines que je l'ai vu et il me revient assez souvent.

Voici mes remarques d'alors, sous ma forme habituelle de liste sautant du coq à l'âne, un miscellanée de faits détachés:

  • une de mes tantes est morte très jeune, elle était infirmière, sans doute de maladie professionnelle: passionnée de musique classique et de bons mots, elle avait enregistré des heures de citations et extraits de textes que ses soeurs, une surtout, ont longtemps écoutés, surtout en voiture. Les soeurs en étaient arrivées à compléter les textes et connaître ce qui suivait quand elles devaient sortir de le voiture et donc arrêter l'enregistrement. Inutile de dire que le film m'a alors percuté et parlé et fait voyager dans de lointains souvenirs dont j'avais été témoin= "Le film n'existe pas en lui-même, c'est un dialogue avec le spectateur" (Michael Haneke)
  • Des endeuillés rencontrent d'autres personnes qu'ils découvrent sont endeuillées aussi.
  • Un film qui nous rappelle que les cicatrices ne sont pas toutes visibles.
  • Un acteur metteur en scène, double endeuillé par la mort de sa fille et sa femme, rencontre une chauffeure, double endeuillée aussi, par la mort de sa mère et de "sa meilleure amie". (elle s'avère pour nous la même personne dans les faits, mais pas pour elle, donc elle est bien doublement en deuil).
  • Ces deux endeuillés (le metteur et sa chauffeur) rencontrent un couple endeuillé de la mort d'un bébé: l'actrice muette et son mari régisseur traducteur; pour moi, le coeur du film; rien que d'y repenser en écrivant ces lignes me rend heureux d'avoir vu ce film. Ce traducteur est amoureux de la muette mais pas qu'en mots volants, il a appris le langage des signes "pour mieux l'écouter". Les deux acteurs sont vibrants d'émotions. La muette a les meilleurs dialogues: ce n'est pas pour rien qu'elle quasi conclut le film. L'acteur jouant son mari est admirable. Sa gentillesse, sa culture, son éthique, l'amour pour cette femme etc. sont des étalons à imiter et défis à atteindre. Et il fait la cuisine (on remarque furtivement qu'il porte un tablier lors du repas). Et avec des produits du jardin...n'en rajoutons plus dans la bulle idéale, complétée par un beau chien.
  • Plus tard, même le jeune acteur star de la télé (accusé de pédophilie), se révèlera endeuillé aussi, de la mort de son amante, mentor scénariste mais mariée. C'est la femme morte du premier endeuillé.

Le couple de l'acteur/metteur en scène et la scénariste:

Mr Kafuku est cocu. Il a longtemps été aveugle à l'infidélité de sa femme.

Il découvre qu'il est d'ailleurs en train de devenir littéralement aveugle.

Il est déjà borgne quand on le rencontre. Comme John Ford.

Sa maladie est "incurable et d'origine inconnue" lui dira le docteur

Déclenchée peut-être par son deuil?

On découvre que le couple est en deuil d'une fille.

On le devine par des plans sur une photo de l'enfant chez eux et une cérémonie souvenir.

Ils ont connu et vécu avec leur fille 4 ans. Le film est supposé finir quand "elle aurait eu 23 ans".

En devenant borgne, Mr Kafuku a donc dû perdre la notion visuelle de perspective: ce qui ne l'empêche pas de conduire, ou mettre en scène des pièces de théâtre avec premier et second plan (ça n'empêchait pas Daniel Day-Lewis/Bill 'le boucher' Cutting, borgne aussi de jeter des couteaux dans Gangs de New-York).

Il découvre cette maladie des yeux, à l'occasion d'un accident de voiture, qui l'a amené à subir des examens.

Cette accident était d'ailleurs peut-être un acte manqué car il revenait au domicile après avoir découvert que sa femme le trompait; il n'était peut-être pas pressé de la revoir, de la confronter.

Il était tombé sur sa femme le trompant en rentrant du travail.

Le mari a un accident de voiture après avoir vu sa femme avec un amant.

Plus tard, ce même amant aura lui aussi un accident de voiture mais après avoir vu ce mari juste parler à une autre femme, la chauffeure. Cette courte scène où l'amant (jeune queutard qui ne se "maitrise pas") apparait soudain en second plan dépassant la voiture du metteur en scène en pleine conversation, est ma seconde préférée du film avec le repas et le final au théâtre (l'actrice muette sur le dos de son partenaire, ses mains devant son visage).

  • "La femme s'emmerde en baisant" chantait Brassens...Ici, ce couple en deuil d'un enfant, copule et orgasme en parlant, en enfantant des histoires. Le mère endeuillée crée des histoires et rêves éveillés. Dans le récent (+amusant) L'origine du monde, le riche avocat reproche à sa femme de parler en baisant, surtout une fois qu'elle a fini de jouir..."tu piapates" ose-t-il même dire...ce dont il entendra sans doute parler en reproche pour 10 ans au moins. Ici, la jouisseuse est scénariste, elle enfante des histoires. "Je suis toujours enceinte" dit Amélie Nothomb quand elle raconte "tomber enceinte de ses livres". La fusion de leurs corps enclenchent et activent le mécanisme de création de pitch, de résumés d'histoires. De rêves éveillés. Elle se fait des films. Comme plus tard on apprendra que la mère de la chauffeuse se faisait aussi des films. La chauffeuse aussi dit s'être fait des films et mini histoires chez sa mère. La mère de la chauffeuse créait aussi des personnages. Et la chauffeuse était même amie avec un des personnages. La mère de la chauffeuse passait pour folle pour ses créations. On la médicalisait et lui donnait des cachets. La scénariste qui crée des personnages en orgasmant est, elle, considérée comme normale et intégrée.
  • un autre mini point commun accidentel avec le film 'L'origine du monde' est un symbole très visible dans leur décor/plan du Yin et Yang (sans doute une coincidence): deux corps noir et blanc se complétant. Des poissons dans le film français; ici ce sont deux chaises, une noire et l'autre blanche, l'une à côté de l'autre , juste derrière eux, à droite , en énorme dans le plan, quand ils s'embrassent, et leurs visages se rejoignent.
  • au contraire de François Bégaudeau, j'aime beaucoup ce moment où on découvre que la chauffeuse n'est pas "qu'un ange gardien", mais est aussi en deuil et surtout a été aidante d'une mère avec trouble de multi personnalités...aidante de mère psychotique ...d'une mère Dr Jekyll et de Mr Hyde et qu'une des personnalités était même devenue la "meilleure amie" de l'aidante..."je n'ai jamais su si ma mère trichait ou prétendait mais c'est pas grave, c'était de bons moments avec elle"..."folle ou jouant la comédie pour m'amadouer, peu importait". Cette info enrichit le film et le mène sur le sujet des burn-out d'aidants, moins forts ensuite pour survivre au deuil.
  • une des histoires qu'invente la femme scénariste en jouissant est une histoire à la "I see you": elle invente une femme visitant la chambre d'un sportif qu'elle aime, au point de se masturber. Le mari metteur en scène, en bon Japonais macho?, a comme idée de preuve de passage, qu'elle pourrait laisser un tampax...la preuve de ses règles et menstruation? ...d'où vient l'idée à ce personnage? La preuve qu'elle peut encore avoir des enfants? L'obsession par les machos des règles?
  • "un tampon? c'est bizarre" dit la créatrice. Elle, la scénariste, a plutôt la très belle idée de laisser comme preuve de passage des traces de ses larmes! (comme sur la lettre de Cyrano où Christian devine que le rond humide est une larme, que Cyrano est amoureux). Sa femme travaille sur des "séries provocantes pour diffusion la nuit" mais ne veut pas de l'idée du tampon. Cette histoire de créations à la va-vite de pitchw mais en couchant, me rappelle la similaire création mais en buvant et en saillies cette fois verbales, dans Wonder Boys de Curtis Hanson/Michael Chanbon.
  • je trouve que ça dit tout et beaucoup que lui, il imagine des tampons comme preuves de passages de la petite voleuse, et elle, elle imagine plutôt des larmes, des ronds de larmes. Et c'est le même type qui n'aime pas la conduite de sa femme, et lui fait remarquer et ne cesse de lui donner des conseils en conduisant: un des plus gros cliché machos. Entre ses idées de tampons, sa clope et sa bagnole, ce précieux cultivé Tchekhovien... finit par se rapprocher pas mal de Jean Yanne ou Paul Mercey au volant de sa 2CV dans Rabbi Jacob...
  • Il reste quand même très touchant quand il reconnait s'en vouloir de ne pas avoir assez écouté sa femme en deuil de leur fille; puis il rencontre justement un régisseur de théâtre, super maxi écouteur, qui a même appris le langage des signes pour écouter, par amour , sa femme muette.
  • La voleuse amoureuse onaniste créée lors du rêve-éveillé mouillé par la scénariste jouissante, se rappelle des vies antérieures: elle a (bien sûr...) été un poisson reniant sa nature et préférant sucer des pierres au point de se calcifier sur place et devenir un algue. "avec son énorme bouche, elle suce une pierre". Cette invention n'est pas plus bête ou cochonne que la femme poisson quasi porno à "énorme bouche" aussi, née dans l'esprit du grââând génie français Rodin (phagocyteur et pompeur de Camille Claudel).
  • le plan tout final est aussi un de mes préférés (avec la scène de repas et la scène finale au théâtre): la chauffeuse est seule avec sac de courses sur le parking et retourne à la même voiture, une SAAB rouge. Mais attention, au contraire de ce que j'ai entendu, ce n'est pas exactement la même, ce n'est pas la voiture du metteur en scène. Cette endeuillée a enfin repris goût à la vie et s'est remise en mouvement: elle a adopté la même voiture que celle de son ami; elle a aussi adopté un chien, comme avait aussi le couple qu'elle avait aussi tant aimé rencontrer. Deux éléments qui lui rappelleront ces rencontres et aides à sa guérison: la voiture et le chien.
  • ne connaissant pas bien la pièce de Tchekhov, beaucoup m'a sans doute échappé: mais dans la premier extrait d'Oncle Vania qu'on entend , il est question d'un homme vieillissant trouvant très dur de rester maître de son corps, comme de son véhicule?
  • en autre mini détail, dans la partie finale, le metteur en scène loge sur une ile; sa chauffeuse mentionnera qu'elle vient d'une ile.
  • il bâche son véhicule la nuit: on la voit subrepticement enlever la protection au matin; ça expliquerait qu'aucune des voitures croisées n'est sale ou une épave.
  • le personnage de la bâtarde en deuil se pensant coupable de la mort de sa mère qui la battait (car barmaid épuisée et psychotique), n'a pas fait dire à Jérôme Garcin que "ça fait beaucoup" pour la "pauvre" fille comme il avait osé le dire pour le pourtant en dessous de la réalité 'Sorry We Missed You'.
  • le choix d'Hiroshima comme décors est très bon aussi ,quoique sur-explicatif: les cicatrices du deuil encore (peu) visibles; la ville s'est reconstruite, continuant la vie, comme les endeuillés du film qui ont construit leur vie sur leur deuil et autour. La visite de la décharge où on recycle est méga métaphorique, doublement. Et d'une, on recycle (scène à la Terminator et Alien d'un gouffre immense de combustion, avec les deux endeuillés en minuscule à droite, derrière une vitre...ce beau plan est un vrai dessin à la Jean-Jacques Sempé). Et de deux, cette usine de recyclage même s'est construite autour du deuil, du souvenir du deuil, car ils n'ont pas coupé les sorte de Champs-Élysées virtuels, la voie reliant "le Dôme au Cénotaphe" (monuments souvenirs).
  • Le bâtiment, comme une vie, s'est construit AUTOUR du souvenir et du deuil.
  • le metteur en scène est à Hiroshima pour un spectacle. La chauffeuse y est aussi car elle, elle s'était arrêtée/embourbée là ...car sa première voiture y était juste tombée en panne. Sous le choc de son deuil, elle avait pris la route comme Forrest Gump après le sien. Pour partir. Rouler sans but.
  • au minimum, même pour ceux qui n'ont pas aimé le film, il a le mérite incontestable de rappeler que le deuil ne se lit pas sur le visage. La cicatrice de ces héros n'est pas visible: ils continuent à vivre et fonctionner en dépit de ce qui a été à leur échelle une explosion nucléaire. Des héros du quotidien. Ou zombis pour ceux qui font semblant...

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le 4 juin 2022

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PierreAmo

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