Force est de constater que le cinéma d'auteur est devenu un genre : un genre comme les autres, au sein duquel (en théorie) toutes les visions du cinéma peuvent être défendues. En pratique c'est autre chose : le film d'auteur, et Drunk nous le montre de façon exemplaire, a plutôt intérêt à parler de son époque. Et même à parler son époque, ce qui constitue probablement le trait distinctif, et même la seule caractéristique d'un cinéma qui a rompu avec le cinéma au point de sembler tout autre chose, mais qui paradoxalement s'affirme avec un grand succès et une efficacité diablement étonnante comme le cinéma de son époque.


Il faudrait insister sur ce point : il y a quelque chose d'étonnant et d'absolument extraordinaire dans la façon dont l'époque se réjouit d'être elle-même, à elle-même, d'être sa propre fin, de se regarder en se disant : "Oui, tu existes, ces joies, ces peines sont les tiennes, elles t'appartiennent, elles sont toi, moi, nous, c'est beau, c'est la vie..." Dans Drunk cette complaisance programmatique prend un tour plus exemplaire encore. Car à travers cette histoire d'enseignants expérimentant l'alcoolisme à des fins psychothérapeutiques, on voit que le premier tableau, exaltant dans une grande ambiguïté une forme de retrait narcissique, se double d'un second, qui réalise l'égalisation parents-enfants en la présentant comme la meilleure ou à défaut la seule réponse possible aux problèmes de l'éducation. C'est un peu comme si le trio d'Husbands rejoignait Le Cercle des poètes disparus pour poser l'alcoolisme des premiers comme source de la paideia à l'œuvre dans le second.


Mais ceci n'est que l'effet secondaire d'un problème qui trouve ses racines dans la désertion du cinéma à quoi le cinéma en est rendu. Le phénomène, pourtant simple à comprendre, fait l'objet d'un déni à mettre sur le compte d'une démocratisation que personne ne saurait contester. L'argument "plus d'accès, c'est plus de films, donc il y en aura toujours pour tous" repose sur une incompréhension fondamentale des lois du marché : c'est au contraire une homogénéisation et une dévalorisation que réalise l'économie des flux numériques. Plus il y a d'objets, plus règne la compétition, et le souci de capter l'attention transforme une offre pléthorique en désert créatif (comme le dit Françoise Benhamou : "le nombre des internautes et la richesse de l’offre informationnelle vont de pair avec la rareté et la fragmentation des attentions, dans cet étonnant renversement où l’offre est infinie et l’attention devient une ressource rare.") C'est pourquoi, et pour tous les genres, la conception des films se fait de plus en plus au détriment d'un "modèle cinéma" (le modèle classique ou traditionnel ou historique, appelons-le comme on veut) d'un intérêt comparable, pour le nouveau public, à celui que pouvait présenter pour les écoliers que nous fûmes la littérature grise qui moisissait sur les rayons poussiéreux des cdi.


Avec Drunk (mais comme avec la majorité de ce qui se fait actuellement, du blockbuster au film d'auteur), ce qui est remarquable c'est comment la désertion du cinéma, au lieu de provoquer l'échec du film, produit au contraire sa réussite. Drunk plaît parce qu'il préfère l'expérience à l'intellection, la sensation à la pensée, les réponses simples aux questions complexes et surtout il préfère complaire à ses spectateurs à travers les petites faiblesses de ses personnages (supposément partagées par eux) plutôt que de se permettre un quelconque jugement ou regard surplombant. Mais il plaît aussi par ses manipulations rhétoriques qui constituent autant de petits stimulus : énonciation du programme de départ (il s'agit de vérifier la thèse 0,5 g d'alcool) et réalisation habilement amenée par des intertitres qui situent la scène par rapport à la mesure d'alcool. On dispose ainsi d'une balise permettant de savoir à tout moment où l'on est et où l'on va. Aucun danger d'être perdu. En outre on pourra profiter d'un comique de corrélation mécanique : le personnage fait ce que l'alcool lui dit de faire, au gramme près. C'est rigolo. Et puis ça permet de déréaliser et de déresponsabiliser gentiment situations et personnages, et ça, le spectateur adore. Le concept est un programme et il induit un traitement ad hoc : 1er temps, effets bénéfiques, 2e temps, on perd le contrôle, 3e temps, il faut assumer ses actes, demander pardon, se réconcilier avec la vie et le monde.


Il y a quelque chose d'extraordinairement infantile chez Vinterberg, une dévotion à l'infans qui joue un grand rôle dans son œuvre. En témoignent ces scènes où l'adulte prend la place de l'enfant. Il y en a au moins 3 (sans compter la scène finale), dont celle qui voit un père pisser au lit comme son enfant. L'enfant représente la dernière valeur, et l'alcool n'est au fond qu'un moyen de se mettre à sa portée. Grâce à l'alcool, les enseignants réalisent leur tâche qui est de permettre aux élèves de réussir leurs examens. Le suicide du professeur de sport a pour sens de démontrer que l'existence d'un adulte n'a aucun but sinon celui, sacrificiel (et si l'on y songe assez comique) de permettre à ses petits protégés de prendre le relais.


Cette vacuité du fond explique l'absence de cinéma (c'est-à-dire au fond d'enjeu) : le film se contentera d'installer une atmosphère, de jouer l'émotion d'un "sujet". Porté par l'acteur, son esthétique, son rythme (c'est-à-dire sa vitesse) ou ses chansons seront le viatique qui conduira le spectateur aux enchantements d'un bain émotionnel collectif (une sorte de piscine d'images). Il en sortira avec ce commentaire : "Un regard sur la vie, mélancolique, tragi-comique, provocateur..." Les écoles ont intégré aux filières "cinéma" les fabricants de publicité, spécialisés dans les techniques capables d'inspirer ce genre de perceptions. Dans un ouvrage récent Yves Michaud fait la généalogie de l'esthétisation qui a envahi le domaine de l'art jusqu'à le rendre obsolète. L'un des chapitres s'intitule "Idiotie esthétique, régression et hédonisme." Mais c'est à la fin qu'on lit le portrait, achevé et exhaustif, du sujet sensible de notre temps : "L’individu hyper-esthétique se gouverne par ses goûts, qui n’ont de garantie que son plaisir et le conformisme — les deux à la fois." Tout est dit.

Artobal
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le 29 oct. 2021

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