Tout le monde le sait, Steven Spielberg est un horrible manipulateur d'émotions. C'est bien les Américains, ça ! Toujours à vouloir booster le chiffre d'affaires de Kleenex, sûrement pour faire oublier qu'ils n'ont vraiment pas de talent. Ben oui, quand tu as les yeux trempés et le cœur en vrac, tu ne fais plus attention aux détails, c'est malin.


Avec E.T., Spielberg est sûrement au top de ses capacités à tromper la vigilance et l'intellect pur du public. En la matière, il ne nous épargne rien. Et même à ses acteurs, d'ailleurs ! On va commencer par là, si vous voulez bien.
Vous savez ce qu'il a fait, tonton Steven ? Il a décidé de tourner le film dans l'ordre chronologique, scène par scène (ce qu'on ne fait pas la plupart du temps, pour des questions de planning, de location des décors, d'organisation du travail, bref tout le tralala du cinéma). Et tout ça pour quoi ? Pour être certain de bouleverser ses enfants acteurs, de leur faire croire à plein régime à cette histoire d'extra-terrestre tombé du ciel, qui apprend l'anglais en une journée, s'enfile des bières comme des verres de grenadine, soigne les plantes rien qu'à les regarder droit dans les pistils, tombe malade, meurt et ressuscite presque sans pause (juste ce qu'il faut pour qu'on y croie, nous, et qu'on chiale comme des demeurés devant le spectacle navrant du petit Elliott disant adieu à son meilleur ami), avant de repartir comme il était venu.


Et ça a marché ? Ben tiens ! Regardez-les, ces gosses. Plus sincères qu'eux dans ce film, tu meurs. Ils sont tellement à fond qu'on dirait nous quand on avait leur âge, et qu'on croyait dur comme fer que nos jouets étaient vivants, parlaient, volaient, disaient des gros mots en secret, mouraient et ressuscitaient presque sans pause. Il n'y en a pas un pour rattraper les autres. Drew Barrymore ? Une vraie petite peste de petite soeur, mais du genre qu'on aurait bien aimé avoir, au fond. Craquante et coeur d'or. Robert McNaughton ? Un ado cent pour cent pur sucre, épais comme une couche de beurre de cacahuète sur une tranche de pain complet. Ah ça, avec lui ça ne vole pas haut au début, ce qui ne l'empêche de faire du vélo volant à la fin avec tous ses copains, et de s'en émerveiller comme s'il avait cinq ans.
Quant à Henry Thomas... j'en parle ou pas ? Pourtant il accumule les handicaps. Il n'est pas franchement mignon (beaucoup moins que ce que les usines à stars de poche sont capables de dégoter à Hollywood), est obligé de porter des pyjamas combi intégrale qui ne font rien pour la gloire vestimentaire des années 80, grandit sans père avec une mère immature et dépassée par les événements, et sert plus ou moins de souffre-douleur à ses frère et sœur, qui le prennent pour un idiot.
Hé bien, malgré tout, quand vient l'heure du dernier plan, on refuse de voir disparaître à l'image le visage bouleversé de ce gamin ordinaire, si ordinaire que ça aurait pu être notre meilleur ami, celui des jeux tranquilles à la maison, des courses rigolardes dans la cour de récréation, des goûters partagés et de l'insouciance qui jamais ne s'éteindra, promis juré craché.
Si tu ajoutes que les rares adultes eux-mêmes jouent le jeu à fond, que ce soit Dee Wallace en maman courage, ou Peter Coyote en traqueur gouvernemental dont le volumineux trousseau de clefs dissimule un vrai cœur qui bat, tu touches le fond.


Et ce n'est pas fini. Le scénario, simple et lumineux, est irréprochable. Pas une fausse note, aucun mauvais raccord. Ça roule, ça coule, c'est un chef d’œuvre de torture sentimentale signée de la regrettée Melissa Mathison.
La mise en scène de Spielberg est à l'avenant, toujours juste. Le réalisateur filme la plupart du temps à hauteur d'enfant. Revoyez le film, vous verrez, c'est flagrant. On est toujours plus ou moins à un mètre quarante de haut - ce qui explique que, pendant les deux tiers du film, les adultes n'apparaissent que filmés à la taille, à l'exception notable de la mère des enfants, parce qu'elle-même est une femme-enfant. Hé oui, habile. Quelques plans ajoutent de la variation en hauteur ou en distance, quelques séquences d'action élargissent le cadre à l'occasion : c'est de la grammaire cinématographique pure, toujours employée à bon escient.
Sûr de son fait, Spielberg se paye même le luxe d'évacuer peu ou prou les dialogues dans les vingt dernières minutes. Il laisse les images parler, il laisse sa virtuosité naturelle nous embobiner. Et nous, on cavale, on vole, on halète de peur et on pleure, de joie, de chagrin et de soulagement mêlés, en se demandant comment c'est possible de mixer tout ça sans exploser.


En plus, le fieffé réalisateur sait s'entourer. Pour ce fameux final, il laisse en réalité les clefs du camion à son compositeur, John Williams, à qui il avait pour ainsi commandé une mini-symphonie de quinze minutes. Docile, maître John écrit, mais quand il faut enregistrer la musique en suivant le rythme du montage, ça coince. Il n'arrive jamais à aligner la totalité de sa partition sur les images. L'orchestre accroche, patine, la sincérité de l'exécution s'en ressent.
Alors, que fait Steven ? Encore une fois, il tire sur la corde sensible. Il fait éteindre l'écran géant censé guider le compositeur, et lui demande de faire jouer ses musiciens selon son cœur, son rythme, son intuition. Le reste, on verra après avec Michael Kahn, monteur de génie qui a accompagné le metteur en scène pendant l'essentiel de sa carrière.
Et le résultat est là. Quoi, tu ne pleures pas à chaque fois en regardant les vingt dernières minutes ? Pire, tu n'as jamais cédé aux larmes ? Alors c'est simple, dégage de cette chronique, et ne refous jamais les pieds chez moi. T'es pas le bienvenu, avec ton cœur de pierre et ton cerveau analytique insubmersible.


Parce que moi, ce film, je l'ai découvert à quinze ans. Et à la télévision. J'aurais pu aller le voir au cinéma à sa sortie. J'avais cinq ans, ça aurait pu le faire. Heureusement, mes parents n'allaient jamais au cinéma et ne m'y emmenaient donc jamais non plus. (Ne me demandez pas pourquoi, je n'en sais rien. Pas leur truc, sûrement. Ça arrive, même à des gens bien.) Alors, j'ai vécu mon enfance sans connaître E.T. Et je l'ai rencontré sur le tard. A un âge où ce genre de choc, quand tu y es réceptif, peut causer de très, très gros dégâts. C'est un peu comme tomber amoureux pour la première fois (chose qui peut survenir à la même époque de la vie, comme par hasard).
Moi, je ne m'en suis jamais remis. Depuis j'aime le cinéma de Spielberg avec intensité, curiosité, passion, même quand il se rate, même quand il m'énerve ou ne m'intéresse pas. Depuis j'aime le cinéma tout court, quel qu'il soit. Américain ou non. Manipulateur ou plus cérébral. Émouvant ou inquiétant. Instructif ou léger. Tout ça, je le dois à ce film : E.T. l'extra-terrestre. Et à un réalisateur : Steven Spielberg.


Ça valait bien une chronique interminable.
(Bravo si tu es arrivé jusque-là. Tu as été patient et indulgent. Sois-en remercié.)

ElliottSyndrome
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le 29 nov. 2019

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ElliottSyndrome

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