Eddington
6.2
Eddington

Film de Ari Aster (2025)

Quand le réel est devenu une mauvaise farce continuelle, quel rôle peut encore jouer la satire ?


La question avait déjà commencé à émerger en compétition à Cannes 2024, avec The Apprentice d’Ali Abbasi : le film, qui restituait le parcours de Donald Trump, n’avait rien à dévoiler qui puisse ouvrir les yeux du monde sur la face cachée d’un monstre, ce dernier se plaisant au contraire à vociférer sa bêtise et son obscurantisme à qui veut l’entendre. Eddington souffre des mêmes limites : les années COVID ont en effet largement fracturé la population, favorisé le règne des fake news et l’accumulation de décisions politiques arbitraires, voire absurdes, improvisées dans la précipitation. Ce fut long et pénible, et dans la majeure partie des cas, les médias et les réseaux sociaux en ont profité pour mettre en lumière le pire de la nature humaine.


Curieuse sensation, à la sortie du film d’Ari Aster sur le sujet, que de se dire qu’on a tout sauf envie de revenir sur une telle période.


On le sait pourtant, l’art et la fiction sont probablement les plus pertinents révélateurs de leur époque, voire les antidotes à la permanence crasse de la bêtise, et l’on n’attend pas du cinéma qu’il se contente de nous évader dans un imaginaire qui pourrait nous faire oublier la médiocrité du réel.


Et pourtant : arrive un moment où l’on suspecte certains satiristes de traiter ce sujet à la manière des médias et les réseaux : comme une matière première particulièrement fertile pour générer du clic, du buzz, de la réaction. Prétendument Sans filtre, mais avec additifs de cynisme, donc.


Ari Aster s’était déjà essayé à la satire dans Beau is Afraid, cauchemar névrotique croissant qui ne sauvait pas grand monde, mais qui se limitait à l’échelle familiale et au conte. Eddington a la prétention de se présenter comme une sorte de conte philosophique, ou une fable politique qui tirerait à boulets rouges sur la société américaine. Ari Aster ajoute donc au contexte du COVID vidéos conspirationnistes, secte, data center, émeutes, adolescents en mal de revendications, pédophilie, inceste, épouse frigide, dans une comédie sociale qui lorgne très clairement du côté des frères Coen dans sa première partie. Les comédiens sont talentueux, les situations parfois cocasses (la file des masqués devant le supermarché, les ados empêtrés dans leur wokisme, ou la crise du mari bloqué à l’extérieur de la chambre conjugale) mais l’ensemble dérive rapidement vers un bout-à-bout assez interminable qui, à l’image de ses personnages paumés, ne sait ni ou donner de la tête, ni vers où il se dirige.


Le mépris généralisé pour les personnages, leur confusion et le chaos croissant n’ont en somme strictement rien à ajouter au dégoût que pourrait ressentir n’importe quel être doté de sensibilité après s’être exposé à une chaîne d’info continue. Pas de force comique, pas de tendresse, pas de surplomb. On est loin du malaise insidieux que savait construire Aster sur la durée dans l’exploration d’une famille (Hérédité) ou un choc anthropologique des cultures (Midsommar) : il aligne ici les facilités et se repose sur le charisme certes indéniable de son duo d’acteurs, Joaquin Phoenix et Pedro Pascal.


Condamné à une gradation dramatique gratuite, le réalisateur se fourvoie encore davantage lorsqu’il tente un pastiche du cinéma de Tarantino dans sa dernière partie, où se succèdent assassinats, tireurs embusqués, explosions et armes lourdes. Un déchaînement pyrotechnique d’une vanité assez abyssale, qui semble hurler le manque de propos, mais permettra, au moins dans la bande-annonce, de ratisser bien large pour « une vision sans concession de l’Amérique ». Espérons qu’Ari Aster fasse des concessions pour ses prochains projets, qui trouveraient sans doute bien de l’inspiration à regarder autre chose que l’Amérique.

Sergent_Pepper
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le 16 juil. 2025

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