On s'est longtemps demandé ce que devenait Paul Verhoeven depuis son superbe Black Book sorti en 2006. A l'instar d'un Cronenberg (dont l'oeuvre partage bon nombre de similitudes avec celle de Verhoeven), et d'autres cinéastes d'hier aux filmographies aujourd'hui déclinantes (Polanski, De Palma, Argento, Carpenter...), Verhoeven a longtemps été de ces quelques trublions subversifs et forts en gueule qui font cruellement défaut au cinéma moderne. Le réalisateur de Robocop ayant bien entretemps livré un moyen-métrage (Tricked) passé totalement inaperçu, beaucoup craignaient néanmoins qu'il ait définitivement pris sa retraite. Chose curieuse, c'est bien là où on l'attendait le moins que le Hollandais violent fit son grand retour, à savoir au sein même du cinéma français, dix ans après son précédent long-métrage, pour un "petit" film qui, a priori, n'avait pas grand chose à voir avec le reste de sa filmo.


Ce qui est sûr c'est que si quelqu'un m'avait dit à l'époque de Starship Troopers que Verhoeven dirigerait un jour la snob Isabelle Huppert dans un thriller cosy adaptant Philippe Djian, il y aurait eu des chances pour que je lui rie au nez. Et pourtant la réalité est là, Elle est bel et bien un film de Verhoeven, et certainement pas un des moindres. Car ce dernier effort enfonce le clou : encore aujourd'hui, Verhoeven reste un cinéaste définitivement à part au sein du panorama cinématographique. Et son adoubement cannois l'année dernière, à l'occasion de la sortie du film, est loin de rendre vraiment justice à celui qui reste probablement comme un des réalisateurs les plus couillus et les moins conformistes de notre époque.


Elle c'est donc Michelle, quinquagénaire célibataire et bourgeoise à la vie bien ordonnée. A la tête d'un studio de développement de jeux vidéos, cette executive woman glaciale encaisse sans broncher le mépris de ses employés et les déboires sentimentaux d'un entourage étouffant. Elle se coltine ainsi un fils colérique amoureux fou d'une jolie hystéro, un amant un rien goujat qui ne voit en elle qu'une femme-objet, une mère immature courtisée par un gigolo, et le souvenir entretenu par les médias d'un père homicide, vieillard honnis de tous (y compris de sa fille) et qui se meurt en prison. Un soir où elle est seule chez elle, Michelle est agressée puis violée par un inconnu cagoulé qui ne cessera dès lors de la harceler de textos et de mails dérangeants. Décidant de ne pas signaler son agression, Michelle va passer outre ce trauma pour retrouver elle-même son agresseur et initier avec lui un étonnant jeu du chat et de la souris. Car il ne fait nul doute qu'elle le connait déjà...


Raconté comme ça, Elle semble épouser à merveille les contours d'un traditionnel rape and revenge, sous-genre du film de vengeance où la victime d'un viol finit toujours par châtier cruellement son agresseur. Crime sexuel, colère de la victime, traque du violeur, vengeance plus ou moins choquante... Sauf que comme écrit plus haut, Elle est surtout un film de Paul Verhoeven. S'il s'agit ici bien d'une confrontation entre victime et bourreau, le réalisateur de Basic Instinct a bien évidemment une tout autre ambition pour son film et va subtilement inverser les rapports de force entre les deux personnages jusqu'à établir entre eux un lien ambigu fait de désir, de haine et de respect. Ainsi, loin de l'archétype du sempiternel maniaque sexuel, l'agresseur de Michelle se révèle être en réalité un homme affable et galant, sorte de gendre idéal aux pulsions sexuelles inavouables et fasciné par sa victime, finalement plus forte qu'il l'aurait cru. Le voir accourir à la rescousse de Michelle dès lors qu'elle l'appelle après son accident de voiture en dit long sur l'extrême ambivalence de leur relation et l'empathie tordue qu'a le réalisateur pour les deux personnages.


Loin de n'être qu'un événement destructeur, l'agression de Michelle servira surtout de catalyseur et initiera une véritable prise de conscience chez le personnage. La voir rester immobile et pensive, quelques intants après son viol, à de quoi laisser le spectateur dubitatif quant aux réactions de cette héroïne laquelle va ensuite faire comme si de rien n'était et reprendre sa vie a priori là où elle était, sans rien y changer. A priori seulement, car tout le génie de Verhoeven étant de ne rien montrer de la vie de Michelle avant son agression pour mieux cacher au spectateur et aux autres personnages figurant l'entourage de la protagoniste, l'authentique métamorphose morale qui s'opère en elle. Instrumentalisée depuis son enfance (notamment par un paternel meurtrier qui en fera sa complice), habituée à n'être qu'un objet de désir pour les uns et une vache à lait pour les autres, Michelle va peu à peu révéler l'assurance d'une femme décidée à vivre plus indépendamment, sans avoir à se plier aux attentes des autres.


Occupé à magnifier l'ambiguïté de son héroïne, Verhoeven en profite alors pour égratigner la gent masculine, et il s'en donne à coeur joie, présentant chacun des personnages masculins du film comme des hommes frustrés, gouvernés par leurs pulsions. Il s'agit ici pour le réalisateur moins de (sur)condamner l'agresseur de Michelle, finalement un pauvre taré incapable de désirer sans violence celle qui s'offre à lui, que de poser un regard critique sur les autres "mecs" du film, tous aussi intéressés qu'impulsifs et sexuellement agressifs. L'amant de Michelle, au passage compagnon de sa meilleure amie, est un obsédé sexuel; son ex-époux semble être un homme a priori raisonnable mais il nous est révélé qu'il était volage; l'amant de sa mère est un faux-cul sans scrupules, uniquement intéressé par le fric; quant aux jeunes employés de la boîte, ils projettent sur leur inaccessible patronne, l'image d'une femme soumise qu'ils aimeraient voir humiliée (voir le détournement de la cinématique hentai). Le personnage de Vincent lui, véritable bombe à retardement, servira d'ailleurs d'indicateur à la montée en puissance de la violence dans le film, le fils de Michelle portant en lui les germes d'une brutalité trop longtemps contenue, probablement héritée d'une ascendance que Verhoeven se plait à mettre à l'index de manière insidieuse tout au long de l'intrigue et que Michelle utilisera à bon escient pour sa vengeance.


Parfaite de froideur et de cynisme larvé, Isabelle Huppert injecte suffisamment d'ambiguïté et de contradictions à son personnage pour en faire un des plus fascinants qu'elle ait interprété. L'ancienne actrice fétiche de Claude Chabrol se voit ici donner la réplique à une distribution remarquable composée entre autres de Christian Berkel (vu dans Black Book), de Virginie Efira (d'ores-et-déjà au casting du prochain film du réalisateur), de Charles Berling, de Anne Consigny et de Laurent Lafitte. Tous rivalisent de talent devant la caméra d'un cinéaste plus inspiré que jamais, qui profite d'un changement de registre et de genre pour retrouver ce dosage subtil, entre violence frontale et cruauté décomplexée, qui fait toute la force et la justesse de son cinéma. Soucieux de renouer avec ses marottes et ses aspirations thématiques par le biais d'un cinéma plus permissif que celui d'Hollywood, Verhoeven livre avec Elle un thriller transgressif et sado-maso, tout aussi absurde qu'intrigant, et dont la parfaite maîtrise formelle et narrative le place haut la main sur le podium d'une filmographie incomparable.

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le 20 août 2017

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Buddy_Noone

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