Une horde de critiques a fustigé Enemy pour son scénario, qualifié d’inexplicable. Ces quintes de bile encaissées, apparaît la paresse de ces rédacteurs. Cette œuvre de Denis Villeneuve s’inscrit dans le sillon de David Lynch, des rocs noyautés de symbolique à tailler avec ferveur. En étiolant soi-même ses entrelacs opaques, l’on parvient à sa propre interprétation, véritable équation du rapport du spectateur aux thématiques incontournables que le film épingle dans son herbier cauchemardesque.


           Un décodage en dilettante rend aveugle. Pour beaucoup, la lenteur de la mise en place participe à cette cécité. Pourtant, Enemy livre des clés à ses serrures difformes dès ses premières minutes. À l’instar de Muholland Drive, il sème des indices qui, si on les placarde objectivement comme l’entreprend le Fossoyeur de films, dévoilent des certitudes incontestables. Mais libre au spectateur de se noyer dans ses propres marécages de compréhension. D’autant qu’il reçoit bien plus qu’une histoire tortueuse. Fort d’un étalonnage suintant l’angoisse jaunâtre, les plans de Villeneuve empestent le malaise. Des angles savamment troussés déploient un rapport à l’espace biaisé. Entre deux cadrages lourds de sens, esthétiquement réussis, des apparitions subreptices de monstruosités arachnoïdes ravivent l’inconfort. Et la tension, jamais absente d’une bande-son stridente mais discrète.

L’exploitation de cette hantise empêche Enemy de se reposer uniquement sur la verroterie de son déroulement. Il évoque les labyrinthes d’Escher avec sa chronologie balbutiante. Le propos qu’on y pêche pèche moins que les élucubrations volontairement emmêlées d’un Inception, au hasard. L’on parle d’une parenté avec les écrins les plus inaccessibles de Lynch, mais ce dédale moderne a un autre écho dans un opus bien plus rugueux du maître. Eraser Head partage avec Enemy une peur maladive de la paternité. L’hirsute Henry, héros parachuté de ce premier long-métrage, est obsédé par la transformation que provoquera l’heureux événement. Le ventre proéminent de sa copine enceinte ceint sa perception du monde. La panse enflée figure un miroir bombé, dont le reflet maquille ce qui rassure l’Américain moyen en pantins malséants. Tout mute autour du jeune homme : le poulet, rejeton à déguster, devient une infâme bouillie fuitant du liquide amniotique. Quant à sa chambre à coucher, il y ressent d’acariâtres ultrasons agressant ses oreilles lorsque sa compagne tente d’établir la conversation.
Enemy s’avère moins parsemé d’expérimental mais recèle, lui aussi, un vrai refoulement des responsabilités. Le personnage, partagé entre deux entités dont on perçoit la synthèse au fil des éléments, vit la grossesse comme un parcours vers un point de non-retour. À mesure que l’embryon croît et devient bébé, le poids du nouveau rôle à remplir l’imite. Des respirations qu’offrent les escapades du futur père affleure une indéfectible culpabilité. On retrouve là la toile de fond d’un autre film contemplatif : Cachéde Michael Haneke. Un présentateur télé, campé par Daniel Auteuil, y reçoit des cassettes de vidéo-surveillance de sa maison. Si son métier, où on l’observe au quotidien, le fait considérer ce harcèlement comme une farce de prime abord, le viol répétitif de son intimité finit par plonger son couple dans la paranoïa. Par le biais d’une enquête maladroite, qui n’élucidera jamais le pourquoi, l’œuvre renvoie autant aux démons de l’enfance qu’au passé colonial français. Ce récit terrifiant, dont Haneke incarne un talentueux orfèvre – Funny Games glace le sang par son constat patient d’un réalisme noir –, propose une vision de l’altérité similaire à Enemy. Dans les deux films, le miroir tendu aux héros sinistrés leur rappelle leur propre condition, leurs choix personnels qu’ils peinent à affronter, à assumer.


           Ultime point commun des trois longs-métrages mis en lien : la fin douloureusement abrupte. Un courage à saluer qui respecte l’élan de l’auteur, loin du travestissement d’un Blade Runner lors de sa sortie en salles, par exemple. Si la frustration fait penser à certains qu’il s’agit de bâclage, de telles conclusions relèvent du complexe. Opérer un découpage aussi sec fait jaillir le point de vue sans équivoque. De surcroît, le couperet force le public consciencieux à revenir sur ses pas, à reconfigurer ce qu’il a retiré du message et, par extension, son optique personnelle. La première lecture regorge de spontanéité, la seconde dégorge la monotonie.
Boris_Krywicki
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le 10 août 2015

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Boris Krywicki

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