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/SPOILERS/


Entre le ciel et l’enfer contient deux films en un, ce que lui permet sans problème sa durée assez importante (2h20) : un huis clos saisissant et une enquête policière haletante. La première partie est donc constituée d’un huis clos dans la maison du riche Gondo, puis dans le train qu’il prend pour payer la rançon. La scène du train fait alors office de pivot, en prolongeant l’atmosphère du huis clos qui la précède, par l’étroitesse du champ d’action (les couloirs d’un train ne sont pas très larges…), tout en introduisant celle de l’enquête policière, puisque le suspense gagne en prégnance et que l’enquête démarre vraiment à partir de l’échange réalisé avec le ravisseur.
Avant le train, le huis clos dans la maison est particulièrement impressionnant, et avant que le film ne se transforme en enquête policière, il tire sa tension de l’intensité des face-à-face psychologiques entre les personnages, qu’il s’agisse de Gondo lui-même, aux prises entre son sens moral et la désillusion que représente le fait de tout perdre s’il paye la rançon ; du chauffeur, complètement dépassé par son désespoir de s’être vu enlevé son fils ; de sa femme, qui supplie Gondo de payer la rançon ; ou encore de l’assistant qui trahit éhontément Gondo, provoquant l’ire de ce dernier.
La scène m’a alors fait penser à douze hommes en colère, sauf qu’il n’y a qu’un seul homme en colère : Gondo, joué par un Mifune toujours aussi ravi de pouvoir s’énerver. Comme dans douze hommes en colère, les face-à-face ont pour objet les tiraillements des personnages ainsi que les tentatives de persuasion, en l’occurrence celles du chauffeur de Gondo, de sa femme et de son assistant, qui essayent de le convaincre de payer la rançon. Leurs interactions, leurs dialogues et leurs émotions sont rendus captivants par la maîtrise parfaite de Kurosawa dans la composition de ses plans, qui m’impressionne film après film. En effet, jamais je n’ai vu un réalisateur aussi minutieux dans son agencement des corps et des formes à l’écran, de telle sorte que l’oeil du spectateur est toujours suspendu à l’action, dirigé par une caméra qui lui offre sur chaque plan une composition à admirer, sans lui laisser de repos. Ainsi, on note au fil des prises de vue les positionnements plus ou moins variables des personnages, qui se repèrent par rapport à l’orateur, à la profondeur de champ (en jouant sur les personnages au premier ou au second plan) et au décor. Durant toute cette première partie en huis clos, on ne s’ennuie donc jamais, bien au contraire, car chaque plan donne quelque chose à voir, entretient l’intensité de la scène en matérialisant par la posture et la position de chaque personnage, sa situation émotionnelle et son rapport aux autres personnages, par ailleurs aperçus lors des dialogues.
Après ce huis clos et le passage dans le train, le film devient une enquête policière dont la résolution progressive est admirablement bien menée, mais ce n’est pas là la force du film, qui sur ce point n’est qu’un bon film policier. Ce qui est vraiment passionnant, c’est la manière dont le réalisateur filme la ville de Yokohama durant cette de enquête, et notamment les scènes de foules. Trois sont particulièrement impressionnantes : les déambulations du criminel, au milieu de la ville saturée de sa foule nocturne, et la filature qui s’organise tant bien que mal ; le rendez-vous au bar que lui donne la dealeuse pour lui faire passer la drogue, dans une atmosphère étouffante de gens pressés les uns contre les autres au rythme de la musique de bal ; et enfin la foule des camés, épaves humaines survivant tant bien que mal dans les bas-fonds de Yokohama, dans une misère déchirante. Ces foules sont embrassées par la caméra, qui filme la multitude engloutissant le criminel, les flics et le spectateur, mais jamais se perdre non plus.
Le film a également à l’évidence une portée politique, notamment concernant le rapport à l’argent. Celui-ci façonne toutes les personnalités, et confère une moralité grise à tous les personnages. Gondo, honnête travailleur s’étant extirpé de sa misère pour devenir millionaire (en Yen), manifeste pourtant une forme de vénalité ou de peur du vide qui le fait hésiter entre son argent et la vie du garçon kidnappé. Sa femme, malgré ses bonnes intentions de bourgeoise bienveillante, est renvoyée à juste titre par Gondo à sa classe, lui exposant que sa pitié n’est que l’égoïsme de quelqu’un qui a vécu toute sa vie dans le luxe et souhaite se donner bonne conscience sans savoir ce qu’implique vraiment de ne pas avoir d’argent. Le criminel lui-même n’est pas un personnage à sens unique, et il incarne aussi malgré ses crimes une jeunesse défavorisée qui ne trouve injustement pas sa place dans la société japonaise, en dépit de ses talents (il est étudiant en médecine), et en vient à faire de l’argent la fin des fins, motif de haine et de jalousie à l’encontre de ceux qui en ont et seul objectif de vie envisageable. D’ailleurs, avant qu’il ne commette de meurtre, ce criminel est presque sympathique aux yeux du spectateur, lorsqu’il apparaît à l’écran et que l’injustice de sa situation inspire la pitié du spectateur, qui est loin alors de lui souhaiter comme les autres personnages « la peine capitale ». Enfin, l’appât du gain est aussi l’aiguillon guidant les comportements de « requins » des autres cadres de l’entreprise de Gondo, y compris son adjoint de dix ans. Un des inspecteurs dit même « en général, je déteste les riches ». Rappelons ici que le fondement de l’histoire est justement une somme d’argent faramineuse, 30 millions de Yen, et les enjeux qu’elle soulève. Finalement, c’est d’ailleurs la logique financière qui l’emporte sur la logique humaine, puisque malgré son gain de popularité après avoir payé la rançon, Gondo est évincé de son entreprise où, ruiné, il n’a plus les moyens de se maintenir. Il finit heureux certes, mais modeste, de ses propres dires.
Enfin, le film ne porte pas son titre au hasard : entre le ciel et l’enfer pourrait en être le résumé à tous les niveaux. En premier lieu, dans un sens purement littéral, le déroulé de l’histoire se situe entre le ciel, la confortable maison du riche Gondo, où se situe la première partie du film, perchée sur sa hauteur et dominant, presque narguant, la ville basse ; et l’enfer, les bas-fonds de Yokohama étouffés par la chaleur, le surpeuplement, la misère et la drogue, où se situe la deuxième partie du film. Ce parallèle entre les riches et les pauvres, la colline et la ville basse, Gondo et le ravisseur, est souligné par ce dernier qui lui déclare lui-même « ici, c’est l’enfer. Mais vous, vous avez l’air conditionné ». En plus du film, le personnage de Gondo est justement suspendu entre le ciel et l’enfer : entre la vie riche, confortable et heureuse qu’il a travaillé dur pour obtenir, et la vie miséreuse, médiocre, qu’il a connu et à laquelle il craint de retourner après sa ruine provoquée par le paiement de la rançon. De surcroît, cette opposition donne au film sa portée sociale : il montre une société japonaise elle aussi étranglée entre le ciel et l’enfer, entre une caste de riches industriels profitant de la prospérité d’après-guerre et une population où la misère et la souffrance sont encore trop présentes, causant les ravages que Kurosawa filme lorsqu’il promène sa caméra dans Yokohama.
Huis clos magistral, enquête policière palpitante, film social touchant ; Entre le ciel et l’enfer est un film riche et impressionnant, aux nombreuses facettes structurées minutieusement par l’opposition mise en lumière dans le titre.
clownatorus
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le 10 sept. 2020

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