"Le monde est une prison où il n'y a ni espoir ni odeur ni saveur. Une prison pour ton esprit."

On s'installe confortablement devant l'écran. Compte à rebours. Depuis le temps que je souhaitais voir le premier long métrage de Lynch, réputé comme le plus expérimental, ça y est. On peut parier dès les premières minutes que l'on en ressortira confus, interrogateur : paris gagné.


Le propos apparaît tourné vers un homme, Henry Spencer, tentant d'échapper à sa condition. De sa condition, nous ne savons justement pas grand chose. Ce qui peut faire office de scène d'exposition nous présente un monde industriel, voire post-apocalyptique, où la plupart des protagonistes sont anonymes et pas franchement stables. Seul le personnages principal, dont on sait seulement qu'il est un imprimeur "en vacances" a un nom et prénom, et semble dépassé mais peu surpris par les événements absurdes et fantastiques de son existence (l'influence de Kafka est manifeste).
C'est que le contexte n'est pas ici primordial, il semble s'agir plus de se pencher vers l'esprit d'un homme où réalité et fantasme se confondent. D'un homme cherchant à s'échapper de ce monde qui le rattrape en lui imposant à lui seul la charge d'un enfant monstrueux. D'un homme pour qui l'esprit est le théâtre d'une lutte entre des pensées cauchemardesques et idylliques.


La scène d'ouverture donne en effet le ton, une planète se confond avec la tête du personnage principal en suspension. A l'intérieur de cette planète, vous y trouverez un être d'apparence démoniaque (à l'instar de l'homme mystérieux de Lost Highway) qui tire les manettes. Une sorte d'organisme, ou ce qui s'y apparente (d'aucuns y voient un fœtus, un spermatozoïde, voire un cerveau) sort de la bouche d'Henry et semble être mis en mouvement par l'être de la planète.
Bienvenue dans les conflits psychiques d'une tête-effaceuse.


Cette sorte d'organisme se retrouvera de façon récurrente dans le film, tantôt présente dans le lit conjugal au côté de la femme d'Henry capitonnée, tantôt écrasée par la femme du radiateur. Cette dernière, expression du côté idyllique de la fantasmagorie d'Henry, chantera les louanges du paradis après que ce dernier se soit noyé dans la passion charnelle avec sa sulfureuse voisine. L'action finale d'Henry lui permettra d'enrayer les manettes de l'être démoniaque et de retrouver cette femme paradis.


On se demande à chaque instant si l'on est dans une phase diurne ou de fantasme et si les références libidineuses sont omniprésentes, les interprétations des différents signes sont nombreuses. Pulsions voulant effacer les contraintes de la paternité et laisser libre cours aux désirs, bébé comme fruit monstrueux des normes et attentes sociales qu'il faut supprimer, conflit entre le Ça et le Surmoi ; récit d'un homme rattrapé par ses névroses et ses cauchemars, par sa condition et la réalité.


Mes premières relations au cinéma s'inscrivaient dans une recherche d'utilité, l’œuvre se devait d'être porteuse de sens et d'enseignement. Mise à part la musique, les acteurs, leur jeu, les plans, et le découpage, en somme, tout ce qui pouvait s'apparenter à la "forme" m'était bêtement indifférent. Puis j'ai découvert assez tôt Mullholand Drive et Lost Highway : quasi absence de fil scénaristique, situations irréelles, absurdes et surtout absence de sens bien défini. "Mais qu'est-ce qu'il veut dire en faisant ça ce taré ?".


Pourtant, le cinéma de Lynch ne saurait pourtant être réduit en un brouillage gratuit de la frontière entre réalité et onirisme. Si les clefs de compréhension ne sont pas fournies, il n'en reste pas moins des sens multiples, exprimés au travers de signes et symboles, ce "fond qui revient à la surface", et que chacun intériorisera subjectivement.
C'est à mon sens aujourd'hui le génie de ce réalisateur, de confronter son propre univers et ses codes à l'interprétation de chacun, en se passant des mots et des analyses figés, qui emprisonnent. De sorte qu'à chaque visionnage ou revisionnage, chacun reconstruit une nouvelle expérimentation, une nouvelle représentation, une nouvelle œuvre presque, unique et personnelle.
Un film de Lynch, c'est un peu comme raconter nos rêves à un tiers pour pouvoir le comprendre : le fait qu'il soit extérieur à notre système de représentation nous permet justement de mettre en éveil ce que notre inconscient nous masque. Il en ressort une interprétation nouvelle qui ne nous appartient plus en propre, mais qui n'en est pas moins fausse.


Alors on crie au génie incontesté du septième art ou à l'imposteur qui nous prend pour des navets, parfois on rit, parfois on est dégoûté, parfois ému, parfois choqué, souvent abasourdi, mais on ne reste pas indifférent, et avec un peu de chance, on en ressort curieux ; c'est déjà beaucoup.

Anarcis
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le 25 sept. 2017

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