Si on devait désigner le film le plus bizarre jamais réalisé, Eraserhead mériterait sans doute la palme : trame peu conventionnelle, symboles obscurs et scènes dérangeantes ont de quoi laisser plus d'un spectateur dans l'incompréhension, y compris celui qui connait déjà David Lynch, cinéaste pourtant connu pour être peu conventionnel - Mulholland Drive passerait carrément pour un film commercial en comparaison de ce premier essai.


Il faut dire que même en connaissant les autres oeuvres de Lynch, Eraserhead a de quoi surprendre : en ce qui me concerne c'est un de ses films que j'ai découvert en dernier, je pensais bien connaître son style après avoir décrypté Lost Highway et Mulholland Drive, et pourtant, mon premier visionnage fut très éprouvant. Une ambiance franchement glauque, beaucoup de scènes bizarres au sens obscur, j'étais ressorti de ces 1h25 sans n'avoir rien compris, choqué et mal à l'aise, comme aucun film ne me l'avait fait auparavant. Une expérience peu agréable, et je ne pensais pas avoir envie de revoir le film (d'autant plus que le rythme, lent, n'aide pas forcément à accrocher).


Et pourtant... et pourtant, je ne sais pas ce qui m'a poussé à y revenir, mais j'ai eu envie de voir le film une deuxième fois, et ça s'est mieux passé, le film me paraissant plus clair (faut dire que je n'avais déjà pas compris Mulholland Drive du premier coup, donc avec Lynch je connais le principe...). D'autres visionnages ont suivi, et il est clair qu'Eraserhead est un film qui fait preuve d'une grande complexité, jouant beaucoup sur les allégories et les métaphores, produit de l'imagination du subconscient d'un homme tourmenté : chaque visionnage est différent du précédent, et il est bien difficile de percer tous les secrets de ce film qui est une véritable énigme.


Car, plus qu'un simple exercice de style expérimental (comme l'est Un Chien Andalou), Eraserhead est un film psychologique puissant et bouleversant sur la folie (thème courant chez Lynch), sous l'influence de La Métamorphose de Kafka. On y découvre un homme tourmenté, effrayé par la sexualité et la paternité, qui n'ose plus sortir de son appartement et s'évade de son quotidien morne et ennuyeux par le rêve, sombrant peu à peu dans la démence, jusqu'à un final terrible.


C'est aussi l'occasion pour David Lynch de montrer toute son inventivité : l'esthétique macabre en noir et blanc est très réussie, avec des trucages vraiment très bien faits avec un budget minable (comment le fameux bébé a-t-il été fait? on ne le saura jamais...). Mais la bande-son est presque aussi importante que l'esthétique et a fait l'objet d'un soin remarquable, avec une musique complètement décalée et nombreux bruitages inquiétants contribuant à l'atmosphère oppressante du film (les pleurs du bébé donnent la chair de poule...). Les acteurs (tous inconnus) sont parfaits, notamment Jack Nance dans le premier rôle, brillamment à côté de ses pompes.


A sa sortie, Eraserhead était trop original pour être distribué à grande échelle et être apprécié par l'ensemble du public, il deviendra culte par le bouche à oreille, projeté dans des petits cinémas à des heures tardives. Pour la petite anecdote, le grand Stanley Kubrick a adoré, disant que c'était un de ses films préférés ; lors du tournage de Shining il l'a beaucoup regardé et montré aux membres de l'équipe, pour montrer le résultat qu'il voulait atteindre. Bien des années plus tard, Lynch se sera bien mieux fait connaître avec ses films ultérieurs et s'imposera comme un des plus grands auteurs du cinéma, avec un certain nombre de chefs-d'oeuvre très apprécié des cinéphiles, mais pourtant ce premier film, parfois oublié par certains, est son véritable diamant noir, préfigurant ce qu'il fera bien plus tard avec les très complexes Lost Highway et Mulholland Drive (jusqu'à l'incompréhensible Inland Empire, assez mitigé) sans être pour autant moins abouti : personnellement, c'est pour moi le meilleur film de Lynch, très expérimental mais rempli d'inventivité dans la mise en scène et très riche émotionnellement.


Alors bien sûr ce film âpre, cérébral et dérangeant n'est pas à mettre entre les mains de tout le monde (pas le film idéal pour une soirée entre potes, vous risquez d'être pris pour un fou), mais que ce soit par sa forme s'affranchissant de toute règle ou par son fond d'une profondeur vertigineuse, Eraserhead est un chef-d'oeuvre absolu, ni plus, ni moins. En tout cas, avec Lynch, on n'est jamais au bout de nos surprises.

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le 8 mars 2013

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OlivierBottin

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