[contient des divulgâchages]


Un père, un ami, un employé bouc émissaire, autant de rôles que propose de combler Family Romance, une entreprise permettant de louer des actrices et acteurs pour remplir la vie de chacun. Yuichi Ishii dirige cette affaire, autant dans ce récit que dans notre réalité, et c’est lui que nous accompagnons tout le long de ce film à travers ses différents personnages.


Nous suivons avant tout son rôle de père d’une fille de douze ans, Mahiro, absent depuis de nombreuses années, de leurs fausses retrouvailles à leur relation grandissante. Ce fil conducteur nous tire alors à travers ce que le cinéaste poursuit avec véhémence : la compréhension de cette fine frontière qui sépare la vérité du reste, de la réelle émotion dans la factice relation, et de l’enlisement dans des réalités toujours plus manufacturées.


Le cinéma est approché ici plus simplement que jamais, par le peu de temps qu’a nécessité le tournage, l’unique caméra que le réalisateur manie lui-même, le fait qu’aucun accessoire ni éclairage n’entrave la relation directe entre l’objectif et les personnages : le strict nécessaire, et une indépendance quasi-complète au service des images recherchées. La musique, pure et efficace, soutient l’ensemble et suggère avec autant de brio que le reste.


La lumière est purement environnementale, et le soleil blanc et omniprésent se fond presque avec l’éclairage artificiel des intérieurs. Seul un instant de souffle chaud d’un soleil couchant sur les visages de Yuishi et de Mahiro fait office de respiration au milieu du film. Il en est demandé ainsi un effort au spectateur, qui doit jouer son rôle pour rentrer dans cette dynamique et questionner ces rôles afin de prolonger son questionnement au-delà du film.


L’esthétique est crue, et elle aussi est en équilibre sur cette limite entre fiction et documentaire, deux genres que Werner Herzog a largement manié dans sa longue carrière, d’Aguirre, la colère de Dieu, jusqu’à Rencontres au bout du monde.


C’est une approche esthétique, couplée à la présentation épisodique du récit, qui rappelle furtivement le récent Psychomagie, un art pour guérir d’Alejandro Jodorowsky, montrant l’humain creusant lui-même en ses propres profondeurs et racines. Une anti-thèse de l’approche Herzogienne de compréhension en dehors de soi, en lutte avec des éléments qui le dépassent, mais dans une logique similaire de dépouillement en quête d’une certaine vérité qu’amènent les actes de création de chacun.


Car c’est bien une lutte qui est présentée ici, d’individus face à des cages. Que ce soit leur culture, leurs relations qui les enferment, les fers qu’ils se traînent, face à la réalité qu’ils se veulent et tentent de se créer eux-mêmes, qu’elle soit illusion ou non, pourvu qu’elle soit là, immédiatement devant eux. Un bonheur éphémère et factice a l’air de valoir mille fois plus qu’un éternel accablement.


Une scène charnière est celle d’une femme souhaitant revivre un moment l’ayant à jamais marqué : celui où on lui annonça sa victoire à une loterie. Ainsi s’organise une imitation de l’événement d’annonce sous forme de fausse surprise, devant sa porte d’entrée, où elle-même est consciente du subterfuge, ainsi que tous les acteurs présents. Pourtant, l’impact semble tout aussi puissant, marquant, et important pour cette femme, qui se conforte dans ce plaisir éphémère. C’est dans ces moments où le factice se fait le plus criant qu’une vérité émerge.


De notre point de vue, c’est dans cette illusion absurde que l’on est forcé de se demander : une émotion peut-elle être vrai face à ce que tout le monde sait faux ? Le manque d’essentiels moments de vie, l’absorption commune du fait comme seule nécessité, est le trouble humain mis en exergue.


Un parallèle semblant se présenter est celui du fait, de la donnée, comme nourriture de l’entremêlement social, que le réseau et ses maîtres utilisent pour ronger, profitant du rapport superficiel à celui-ci. L’humain esclave aussi tente de profiter de ces faits et données avec des structures telles que Family Romance, mais finit par se faire ronger en retour.


L’autre moment qui nous projette à un extrême est celui d’un hôtel rempli de robots, où notre protagoniste Yuichi Ishii tente d’approcher des voies alternatives pour augmenter les possibilités de son commerce. Ainsi il se retrouve un long moment à observer de près un poisson robot dans un aquarium, et la musique se faisant dissonante de ses cordes frottées, on remarque un humain robot dans le reflet, observant de son regard vide et interjectant le silence de ses phrases pré-enregistrées.


Un moment de pure beauté et de simplicité dont Herzog a le secret, mettant en avant ce que tout le monde pourrait voir et comprendre, distillant à l’essentiel la dissonance qui nous permet ainsi de flotter au-dessus du faux et de ressentir enfin intimement ce que nous tentions de comprendre intellectuellement.


Par ce léger appui, ce léger rapprochement du cadre sur un élément du lieu, sont formées les nuances que permet la simplicité et le strict nécessaire de l’esthétique choisie et du dispositif utilisé.


Au summum du film, et après tant d’illusions forcées sur cette jeune fille dont il joue le père, Yuichi Ishii semble douter de sa propre réalité. Alors qu’une percée de sentiments réels se manifestent dans le personnage, le drame est d’autant plus fort que ses nouveaux « vrais » sentiments sonnent faux, corrompant notre propre réalité et inversant le rapport.


Le « vrai », telle cette crise existentielle, est le plus faux, alors que le « faux », telle la relation à un poisson robot voguant dans un aquarium, paraît pour nous plus vrai, comme si le déséquilibre était tel qu’un effet de bord se produisait : seule nous reste la lucidité de cette cage factice nous entourant et la profonde solitude qui l’accompagne.


Pourtant, au plus profond de cette solitude, se trouve une image lumineuse : ces mains d’enfants floues, posées de l’autre côté de la porte, en totale abstraction du monde qui les entoure, semblent bien réelles.

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le 26 sept. 2020

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