Le cinéma, ses films, ses expériences, cet art dont on pense savoir tant de choses et qui, pourtant, nous surprend à chaque fois. Son histoire est parsemée de chefs d’œuvre, souvent bien ancrés dans l’imaginaire commun, parfois moins. De Murnau on retient notamment son Nosferatu (1922), mais quand le cinéaste adapta l’histoire de Faust au cinéma, le septième art ne savait pas encore qu’il allait voir naître l’un de ses plus beaux représentants.


Faust est un nom connu de beaucoup. C’est l’histoire d’un vieil homme dont le village est ravagé par la peste, qui s’abat à cause des pouvoirs de Mephisto. Ce dernier a parié, avec l’archange, que l’homme est mauvais et peut être facilement soumis à ses tentations, et que s’il parvient à prouver qu’il a raison, alors il dominera le monde. Sur la base de ce pari entre forces divines et diaboliques se joue alors le destin de l’humanité, qui repose sur les vieilles épaules de Faust. Et sur cette base va également se construire une oeuvre marquant un nouveau tournant chez Murnau. Celui qui avait fait de l’expressionnisme un mouvement aux fortes influences sur ses premières œuvres, et qui s’en était, petit à petit, détourné, y revient pour transcender ses codes. Ici, l’art du cinéaste allemand prend une nouvelle dimension, de par ses choix esthétiques, et par ses choix thématiques, également.


Faust s’inscrit dans la lignée de ses précédents films, utilisant la vanité, la fragilité et les envies du personnage principal qui, s’il est un guide pour le peuple, est soumis à ses propres tentations, qui vont devenir ses principales préoccupations. Comme les héros de La terre qui flambe (1922) ou de Fantôme (1922), il a un idéal, mais son atteinte exige sacrifices et trahisons, et elle n’octroie que déception et désolation. De la volonté de réaliser le bien surgit le Mal, opportuniste, aux nombreuses promesses, rendant presque protectrice et avenante la figure diabolique, ce compagnon de route étrange et imprévisible. C’est un monde où la foi s’effrite, écrasé par la peur de pouvoirs qui le dépassent. La seule porte de sortie pour Faust est le repli sur lui-même, fuir le regard de ceux qui l’ont banni car il a pactisé avec le malin, et délaisser la foi pour des envies égoïstes quand aider les autres est devenu vain et impossible. Et, comme souvent chez Murnau, la femme sera à l’origine du bouleversement et de la révélation cruciale. Dans un immense tableau gothique aux accents expressionniste, Murnau associe les puissances universelles aux forces de l’intime et de la conscience et imprime sur pellicule certaines des plus belles images qu’ait connu le septième art.


Car, au-delà de l’adaptation de l'histoire, notamment popularisée par l’oeuvre de Goethe, ici proposée par Murnau, on ne peut qu’admirer le travail effectué sur l’esthétique de ce Faust. Murnau n’en est, certes, pas à son premier coup d’éclat, ayant déjà, certainement, atteint un sommet en termes de prouesses visuelles avec Le Dernier des hommes (1924). Ici, les lumières ont un rôle prépondérant dans la communication entre l’oeuvre et le spectateur, faisant baigner le film dans un clair-obscur d’une beauté rare, s’inspirant de l’expressionnisme, mais créant une frontière moins marquée entre ombres et lumière que dans les premiers films expressionnistes, que l’on qualifie de « caligariens ». Cette ambiguïté matérialise cet équilibre précaire entre forces du Bien et du Mal, cette indécision chez Faust, qui voulait faire le bien, mais qui a trouvé une source de prospérité intérieur grâce aux forces du Mal. L’errance solitaire de Faust au clair de lune, l’invocation de Mephisto, les scènes de désolation, le vol au-dessus du monde sur la cape de Mephisto, ou encore la fameuse scène où ce dernier cache le soleil… Les images s’impriment dans notre conscience, déployant leur force évocatrice pour conférer au film une puissance impressionnante.


C’est ainsi que Murnau, parti de l’expressionnisme pour, ensuite, s’intéresser à des thématiques plus terre-à-terre comme le rapport à l’argent et au statut social, synthétise et transcende ces thématiques en mettant en lumière l’élément essentiel et incontrôlable qui peut tout changer : l’amour. Une force irrésistible, implacable, qui façonne et détruit les êtres humains, mais qui est surtout essentielle, permettant de garder la foi en la nature humaine, qui finit toujours par se transcender par l’amour. C’est ce dernier qui continuera, d’ailleurs, à agir en silence dans les prochains films du cinéaste allemand. Avec Faust, nul doute que Murnau atteint un véritable sommet, réalisant un film à la beauté incroyable, invoquant toute la force d’un art encore jeune mais ayant acquis une maturité certaine. Une oeuvre immense et merveilleuse.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

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le 17 avr. 2020

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