Film-testament à l’ambiance crépusculaire, Femmes en miroir fut le dernier long-métrage de Kiju Yoshida avant qu’il ne prenne sa retraite du monde du cinéma. Traversé par de nombreux motifs qui en décuplent les lectures, l’œuvre place la tragédie d’Hiroshima en son centre, comme une trame nébuleuse à laquelle viendraient se greffer, à reculons, les affres d’un indicible drame familial.


Si le Yoshida de la Nouvelle Vague se caractérisait par une esthétique du clair-obscur, soigneusement sculptée dans une luminosité solaire en accentuant les lignes de forces, le Yoshida « fin de siècle » se signale plutôt par l’attention qu’il porte à la pénombre, comme une sorte de brume à même de faire peser sur ses personnages et leur lieu de vie une atmosphère léthargique, quasi sépulcrale d’incertitude permanente.


Femmes en miroir est exemplaire de ce travail réfléchi sur la lumière, rarement éblouissante, souvent impressionniste. À travers elle se dessine une métaphore de la vérité, optimum impossible à atteindre sous peine d’aveuglement, lui-même synonyme d’anéantissement. Un constat qui se superpose au contexte de la recherche mémorielle, axée autour de la bombe atomique, et de son fameux flash lumineux annihilateur qui ne fait subsister que les ombres informes d’une réalité instantanément oblitérée et révolue.


Histoire de trois femmes dont les liens biologiques sont entourés d’un flou perpétuel, le film s’arroge le privilège rare mais virtuose de faire avancer sa narration selon des modalités originales, en suivant les réminiscences incertaines et fortuites de l’une de ses héroïnes, amnésique. Pérégrination physique et psychique vers les méandres d’un subconscient culturel et familial, l’œuvre décante avec une lenteur tout à fait délectable l’absurdité du bombardement atomique, sa pureté radicale et dévastatrice. En mettant ainsi en relation l’événement fatidique avec la généalogie perturbée de trois générations féminines, Yoshida déjoue aussi bien le piège de la dénonciation « banale » que celui de trop se dépenser sur les tenants et aboutissants du mystère de la filiation.


Approchée, cernée mais jamais révélée, la vérité demeure énigme et suscite des sentiments contraires chez les trois personnages féminins, chacune animée de convictions et d’aspirations différentes qui sont autant de manifestations de leur individualité dans une société dont elles sont toutes, dans une certaine mesure, exclues. Une crainte de la révélation incarnée par la grand-mère (Mariko Okada), laquelle se refuse obstinément à se soumettre à un test ADN capable de dissiper une fois pour toutes l’incertitude des liens avec sa fille (jouée par la regrettée Yoshiko Tanaka). Vivante incarnation de l’indépassable tension entre souvenir et oubli, cette dernière est la clef de voûte de toute l’histoire en vertu de son rôle de « chaînon manquant » entre l’ancienne et la nouvelle génération (la petite-fille, jouée par Sae Issiki).


Le film se distingue formellement par la perfection de sa photographie, discret hommage aux folles années d’expérimentations du cinéaste durant les décennies 1960 et 1970. Les cadrages, tantôt resserrés, tantôt ouverts sur des perspectives hautement signifiantes, font du film une matière féconde à une lecture active. Yoshida démontre avec ardeur que les années ne lui ont pas enlevé une once de son immense talent. Il se distingue également par sa maîtrise de la couleur, chez lui indissociable de son goût prononcé pour les variations de luminosité, reflets des remous intérieurs qui agitent les personnages.


La bande-originale, monotone et inquiétante, rythme quant à elle comme une rengaine épuisante les dialogues des personnages. Elle est le rappel omniprésent de la tragédie qui se joue doublement sous nos yeux, nécessaire substitut mélodique aux psalmodies durassiennes d’Hiroshima mon amour.


Tout comme Alain Resnais avant lui, Yoshida propose avec Femmes en miroir une profonde et vertigineuse lecture du trauma atomique ; nouvel « an zéro » de l’archipel nippon et porte d’entrée infernale dans une ère moderne marquée notamment par l’émancipation de la femme au sein de la société. Subtil, poignant, irrésistiblement insaisissable dans sa signification profonde, il est, à bien des égards, un film majeur sur la tragédie d’Hiroshima et l’un des tous meilleurs de la prolifique mais confidentielle filmographie de son auteur.

Créée

le 18 août 2021

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