Le traumatisme de la Seconde Guerre Mondiale a été tel, que le cinéma donne l'impression de ne pas avoir tout dit à son sujet – le peut-on vraiment, d'ailleurs – et y revient constamment, comme pour panser une plaie jamais véritablement cicatrisée. En tout cas, pour un tel sujet, j'ai rarement vu un cinéaste faire preuve d'autant de pertinence que Kon Ichikawa : La Harpe de Birmanie et Feux dans la plaine constituent les deux faces d'une même pièce, les deux versants d'une même détermination. Si le chemin emprunté est différent, l'objectif reste identique : cracher sur la pellicule une haine féroce de la guerre, summum de l'inhumanité. Afin de traiter une thématique commune (folie guerrière, patriotisme, morale...), le regard se porte sur un survivant. Un procédé a priori anodin, mais que je trouve judicieux car il permet d'avoir un regard extérieur au conflit : celui-ci n'est jamais traité en tant qu'événement historique, la guerre prenant ainsi une dimension éminemment symbolique et universelle. Le soldat, qui est au centre du récit, n'est plus le défenseur d'une nation ou d'une idéologie, mais il est représentant de la race humaine. La question posée est alors simple : l'Homme peut-il survivre, physiquement, moralement ou intellectuellement, après avoir tutoyé l'horreur suprême ?
Avec La Harpe, nous percevions la guerre à travers le prisme de la fable et, même si sa réalité morbide était parfaitement évoquée, la question de la survie était enrobée d'une certaine douceur, voire d'une certaine candeur. Avec Feux dans la plaine, au contraire, la survivance devient une notion extrême, pénible, éprouvant les personnages aussi bien dans leur chair que dans leur intellect. Le film se rapproche davantage du survival horrifique que du banal film de guerre : l'ambiance mortifère y est surréaliste, l'homme est réduit à être un véritable mort-vivant ! Le plus étonnant ici reste la mise en scène employée par Ichikawa, préfigurant quelque peu l'univers de Romero : les contrastes du N&B et l'imagerie expressionniste des scènes de nuit diffusent le sentiment d'une mort omniprésente. Tandis que les moments diurnes sont filmés dans un style documentaire, renforçant l'impression de réalisme et rendant le désespoir d'autant plus prégnant à l'écran. Il faut voir avec quel brio, le cinéaste rend compte de la détresse humaine : les plans larges vont isoler l'homme avant de le réduire cruellement à l'état de pantin, perdu au milieu d'un paysage criant sa lamentation. Et lorsque la caméra se décide à se rapprocher des êtres, c'est pour mieux scruter ces corps décharnés et ces regards hébétés. La boue, les bourrasques de vent, l'humidité malsaine ou l'obscurité de la forêt renvoient avec force à la souffrance, à la peur et à la déraison qui gagnent peu à peu ces hommes.
Le récit de Feux dans la plaine constitue une escalade dans l'horreur, si le maigre espoir de survivre fait maintenir les hommes encore debout, les effets nocifs de la guerre vont rapidement les faire chanceler, en gangrenant les principes de la civilisation avant de broyer consciencieusement la notion même d'humanité.
Symboliquement, le film s'ouvre sur une scène surréaliste durant laquelle le soldat Tamura se fait violemment rejeter des siens : il est trop faible pour rester parmi les troupes mais pas assez mourant pour mériter des soins. Dépossédé ainsi de sa fonction de soldat, il n'appartient plus à aucun camp et devient totalement inutile. L'armée, cette éminente institution, se désagrège lentement sous les effets de la guerre : les gradés deviennent des fous hurlants et irresponsables, les médecins abandonnent leurs ouailles pour aller sauver leurs fesses... la solidarité ou l'entraide, entrevue dans La Harpe n'existe plus, on menace son confrère, on veut le tuer pour lui piquer sa nourriture ou ses godasses, on n'hésite pas à dépouiller les cadavres de leur bien... La déliquescence extrême, la souffrance, l'épuisement et la faim, font perdre progressivement à ces hommes toute notion de morale, d'honneur et de dignité. Physiquement, moralement, ces hommes sont atteints et sont réduits à l'état de mort-vivant ou d'animaux. Le summum interviendra avec le cannibalisme : on tue froidement l'un des siens pour pouvoir le manger. Cette fois-ci, l'échec de la civilisation est total.
Si dans La Harpe, le héros trouve son salut dans le bouddhisme, ici l'état de désolation est tel que les dieux ou les croyances semblent dérisoires pour contrer l'effet mortifère de la guerre. Comme en témoigne la découverte de cette église qui abrite, en son sein, des cadavres de soldat pourrissants à l'air libre, dans l'indifférence générale. Profondément pessimiste, Ichikawa porte un regard très dur sur cette guerre, barbarie ultime qui va dépecer l'individu de toute son humanité. Garder son intégrité d'humain, ses valeurs et sa morale, en temps de guerre est une douce utopie, comme ces feux dans la plaine qui donnent l'illusion de la présence d'une civilisation au milieu du chaos.