Alors on lui amena des petits enfants, afin qu'il leur imposât lesmains et priât pour eux. Mais les disciples les repoussèrent. Et Jésus dit: Laissez les petits enfants, et ne les empêchez pas de venir à moi; car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent. Il leur imposa les mains, et il partit de là.



Mathieu, 19, 13-15.



Prologue



Si l’on s’essaie à un commentaire biblique de ces versets de l’Évangile de Mathieu (merci Google), ceux-ci s’inscrivent dans le chapitre dix-neuf. Sur sa route vers Jérusalem, Jésus rencontre les pharisiens. Désireux de s’accommoder du mariage en vue d’assouvir leurs désirs charnels, ces derniers questionnent le Seigneur sur le droit au divorce. Il condamnera alors celui-ci à l’exception des cas d’adultère, et réaffirmera l’union entre une femme et un homme comme une institution fruit de son intervention, puisque c’est lui qui amène la femme à l’homme et lui procure sa satisfaction. À la fin du chapitre, Jésus croise un homme riche, qui lui demande comment rentrer dans le royaume des cieux, épisode qui donnera naissance à certaines des plus célèbres citations de l’Ancien Testament sur lesquelles se fonde le culte catholique : « Et voici, quelqu’un s’étant approché, lui dit : Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? (…) Et Jésus lui répondit : Tu ne tueras point ; tu ne commettras point adultère ; tu ne déroberas point ; tu ne diras point de faux témoignage ; honore père et mère ; et tu aimeras ton prochain comme toi-même. (…) Mais Jésus dit à ses disciples : En vérité, je vous le dis : Un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. Et je vous le dis encore : Il est plus facile qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille, qu’il ne l’est qu’un riche entre dans le royaume de Dieu. Les disciples ayant entendu cela, étaient fort étonnés, et ils disaient : Qui donc peut être sauvé ? Mais Jésus les regardant, leur dit : Quant aux hommes, cela est impossible ; mais quant à Dieu, toutes choses sont possibles. ». Pour sûr que tout est possible dans l’Église catholique, mais rarement pour le meilleur. J’en arrive au cœur du chapitre, à savoir les versets 13 à 15 objets de ma première citation. Dans ce passage, le Seigneur croise des enfants, auxquels il offre sa bénédiction. À travers cela, il montre la place d’importance qu’ils occupent dans son cœur et la nécessité de les emmener à sa connaissance, qu’ils nous soient proches ou pas. Ramené au sujet du dernier film de François Ozon, on saisit mieux l’usage provocateur qu’a voulu faire le réalisateur de ce verset dans l’une des scènes de Grâce à Dieu.


Issu du grec ancien, le terme « pédophilie » en regroupe deux, comme le souligne Barbarin lors de sa rencontre avec Alexandre Guérin, le lanceur d’alerte du film : παῖς, pais, l’enfant et φιλία, philia, l’amitié. Il s’agirait donc de « l’amitié » pour les enfants. C’est à la fin du XVIIIème siècle que le sens moderne du mot est attesté, et à la fin du siècle suivant, qu’un psychologue autrichien créé l’idée de « pédophilie érotique ». C’est au fil de l’histoire que le terme de pédophilie adoptera une connotation péjorative et criminelle, désignant l’attirance sexuelle d’un adulte pour des enfants pré-pubères et plus particulièrement la pédo-criminalité, à savoir les attouchements, abus sexuels et viols sur mineurs. Ce terme ne doit pas être confondu avec pédérastie : du grec ἔρως / érôs, l’amour sexuel, « le mot grec désignait à l'origine une institution morale et éducative de la Grèce antique, bâtie autour de la relation particulière entre un homme mûr et un jeune garçon, où les rapports sexuels n'étaient qu'une dimension de cette relation. ». Peu usitée de par son terme aujourd’hui, elle est aujourd’hui combattue par le biais de la loi fixant la majorité sexuelle à un âge limite en-dessous duquel un mineur civil et un majeur ne peuvent entretenir de relations sexuelles (quinze ans en France). Pourtant, il semblerait que l’archevêché de Lyon, fort malaisé par la prononciation de ce mot terrifiant, ait du mal avec l’entente contemporaine du terme, y préférant le terme faussement explicite, mais surtout plus « décent » et puribond de « pédo-sexualité », forçant même Alexandre à l’utiliser. Deux options : soit Barbarin est un Clarence Thomas du dictionnaire français, et s’en réfère exclusivement au sens initial des termes tels qu’ils ont été construits plusieurs siècles, voire millénaires, avant, auquel cas il serait en phase avec le conservatisme de l’Église, soit il mène la politique de l’autruche et préfère jouer la carte du déni, aveugle aux maux – pardon aux crimes graves – d’une institution prônant la bonté de la parole de Dieu et tout le tralala et détournant la tête lorsque cela est nécessaire, c’est-à-dire souvent. Il me semble plus pertinent de privilégier la deuxième piste. Étrange, vous dîtes ?



Jésus crie, et la caravane passe



À l’exception notable de l’élection d’un nouveau pape, des phrases choc de ce dernier sur l’avortement et l’homosexualité et de la Manif Pour Tous, quelle actualité brûlante agite l’Eglise depuis quelques années ? Ne serait-ce pas donc pas le pullulement d’affaires de pédophilie en son sein, le plus souvent étouffées et minimisées au nom de son image et de celle de ses fidèles grenouilles de bénitier désireuses de baisser la tête et de fermer les yeux, préférant s’en référer à l’amour de Dieu ? À découvrir jour après jour l’incroyable et croissant nombre de victimes d’abus sexuels au sein de l’Eglise, on constate que chaque pieux recoin de notre planète comporte sa part de prêtres criminels. L’Aude en 1998, avec l’Abbé Berland qui, accueillant de jeunes handicapés chez lui, les enjoignait à « dire bonjour à la famille ». Les États-Unis, en 2002, avec la monumentale affaire des abus sexuels dans l’archi-diocèse de Boston, couverte par l’équipe Spotlight du Boston Globe, dont le travail s’est vu rendre un hommage dans le film éponyme oscarisé en 2016. Les Etats-Unis encore, seize ans après, avec la révélation par les services du Procureur de Pennsylvanie d’abus sexuels menés par trois cents prêtres sur un millier d’enfants, le tout sous la protection du Vatican qui avait pourtant connaissance des faits. Retour en Europe avec l’Irlande : au début des années 2000, des milliers d’irlandais ont accusé d’abus sexuels des membres du clergé, ce dernier ayant généreusement offert des indemnisations à leur égard contre l’abandon des poursuites judiciaires de leur part : on appelle cela le courage incarné. Toujours dans la très catholique Irlande (qui est quand même parvenue à adopter très largement par référendum le mariage homosexuel et – surtout – le droit à l’avortement au prix de dizaines d’années de combat des femmes), de nombreuses commissions judiciaires ont donné lieu à des rapports mettant en lumière des dizaines, ou plutôt des centaines, de cas de pédophilie au sein de l’Église. Canada, Allemagne, Suisse, Espagne, Chili, Mexique… Comme l’âme, l’annuaire serait éternel. Oui, ceux-là même qui prônent le respect de la sainte parole du Seigneur et les très saintes et conservatrices valeurs de l’Église devant leurs fidèles et qui, dans le même temps, forcent des gamins innocents à les branler ou à les sucer semblent se reproduire à travers le monde comme la peste en son temps. Et pourtant : que fait l’Église ?


Dans un premier temps, elle nie, tout comme elle l’a fait, héroïque et téméraire, pour les filles-mères irlandaises qu’elle a forcé à faire adopter leurs enfants contre leur gré, et qu’elle traitait en esclavage dans la laverie du couvent de Sean Ross Abbey à Roscrea. Elle ferme les yeux, soucieuse de défendre son honneur et son unité, elle la grande prescriptrice de notre société et de ses maux démoniaques. Tout au plus elle reçoit quelques courriers, à l’instar de l’ancien cardinal Decourtray, qu’elle se dépêche de classer et d’étouffer, au pire une ou deux plaintes orales se font connaître auprès de sa « soi-disant psychologue » et de seconds qui vous écouteront, impassibles et apathiques. Ils vous inviteront à rencontrer votre bourreau, devenu un vieillard, certes, mais dont l’ascendant est toujours aussi vif et prononcé. Du gentil curé qui donnait la bénédiction au gentil petit que vous étiez, admiré de nombre de vos parents béats devant son aura et aveuglés par cet homme merveilleux, celui-là même qui dans un accès d’altruisme, sans doute, ira faire un tour dans votre tente lors d’un camp scout au Portugal ou vous invitera régulièrement dans son labo photo au premier étage, il garde la douceur malsaine, la fausse empathie, la bonté et la gentillesse incarnée, vous considérant toujours comme son enfant et s’enquérant de vos nouvelles, espérant votre réussite dans la vie, alors que vous n’avez que d’une seule chose : fuir ce salopard et lui gerber dessus. Au mieux, comme Preynat, ils reconnaîtront les faits, leur « perversité », leur « maladie », tenteront vainement de susciter votre pitié en vous expliquant qu’ils sont possédés par un mal incontrôlable qui fait de leur vie un chemin de croix (affirmer qu’elle est Enfer est tabou, voyons), refuseront de demander pardon, ne parlons même pas de reconnaissance publique, car n’ajoutons pas du mal au mal, et puis, ils risqueraient de se faire violenter par des parents en colère, pauvres hommes. Au pire, rien. Et surtout, après les avoir pris dans les bras et par le sexe, prenons les enfants (devenus hommes) par la main, et prions, rien de tel qu’un petit « Notre Père » option « Je vous salue Marie » devant la Croix pour rejoindre le chemin de la rédemption et tenter de se racheter une conscience. Car, le Seigneur n’a de cesse de nous le rappeler, et surtout, à vous, victimes, seul, le pardon est maître mot, car le ressentiment n’est qu’un énième recul et la colère est mauvaise conseillère, l’adage est fort bien connu. Songez à vitre paix intérieure. Rejetez l’animosité qui traverse votre for intérieur, et surtout ne faites pas de vague. Tant qu’à faire, taisez-vous, et puis, soyez responsables merde. Pensez à vos proches qui subiront les foudres et la vindicte de la communauté, les insidieuses pressions, les regards insistants. Les rumeurs au sein des lazaristes où enseigne votre épouse et où sont scolarisés vos chérubins. Et puis l’on sait que dès lors que la rumeur court, il devient difficile de l’arrêter. On appelle cela la culpabilisation des victimes. Remettez-vous en au Seigneur, fiez-vous à sa bonne parole, écoutez l’apaisement qu’il cherche à vous prodiguer et, surtout, suivez le droit chemin qu’il vous indique et sur lequel il veut vous remettre. Et tant pis si vous sentez la présence du Père Preynat pendant que vous faites l’amour avec votre femme ou que vous sentez encore son gros bide contre votre corps et votre sexe. De toute façon, on déchargera le Père Preynat, oui, oui, pour mieux le faire revenir dans la famille six mois après, mais ça, on ne vous le dit point, histoire de ne pas réactiver votre malsaine colère. Et bon, trente ans après, de toutes façons, que dire si ce n’est que « le passé, c’est le passé » et que la page devrait quand même être tournée ? Dans ce cas, nous sommes désolés de vous le dire, cher Monsieur, mais il n’est pas à l’ordre du jour de suspendre de ses fonctions le prêtre. « Le père Preynat restera toujours prêtre ». Le silence est d’or s’agissant d’image. Ainsi soit-il.



« D'après les éléments dont je dispose, je crois qu'à Lyon, le cardinal Barbarin a pris les mesures qui s'imposaient, qu'il a bien pris les choses en main (...) C'est un courageux, un créatif, un missionnaire. Nous devons maintenant attendre la suite de la procédure devant la justice civile. »



Le Pape François, dans un interview à "La Croix" du 17 mai 2016



« La majorité des faits, Grâce à Dieu, sont prescrits et certains ne le sont peut-être pas. »



Cardinal Philippe Barbarin, conférence de presse à Lourdes.


Il est bien connu que si l’Église condamne publiquement la pédophilie, tout de même pas autant que nombre de ses membres condamnent l’avortement et l’homosexualité, quand il s’agit de s’exprimer publiquement à ce sujet, le malaise guette. Donner des leçons de morale sur les bonnes mœurs à exercer en société, oui. Mais surtout, ne faites pas ce que je fais. Au diable la justice et le droit, tout doit rester en interne. Ne dit-on d’ailleurs pas que les voies du Seigneur sont impénétrables ? Il semblerait toutefois qu’il y ait un timide avant et après affaires de pédophilie au sein de l’Église, aussi poussif soit-il. Outre le pardon demandé aux victimes, d’autres pays tendent à pousser la transparence, à suspendre un prêtre dès lors qu’il y a dépôt de plainte à son encontre, ou encore à systématiser le recours à la justice pénale. Des enquêtes ecclésiastiques peuvent être menées par les évêques ou, s’ils en réfèrent à Rome, par le Vatican. Il semblerait pourtant qu’en France, du côté de l’archevêché de Lyon, on ait omis de procéder à quelques-unes de ces étapes.


Un procès a donc été ouvert à l’égard d’un Barbarin jadis massivement soutenu par les milieux politique et économique lyonnais et tenu en respect par la presse locale, et de cinq anciens membres du diocèse de Lyon, dont Régine Maire, l’espèce de médiatrice pseudo-psychologue chargée des conflits entre l’institution et ses fidèles, dont la requête d’anonymisation dans le film auprès du tribunal de Lyon doit se voir apporter une réponse dans l’après-midi de ma rédaction. A l’issue du procès, la procureure générale n’a requis aucune condamnation à l’égard des accusés, sachant que le dossier avait déjà était classé sans suite à l’été 2016 (ce que l’on ne voit pas dans le film) et que les plaignants ont dû effectuer une procédure de citation directe afin d’obtenir un procès. De son côté, Barbarin estime avoir agi, ayant retiré ses fonctions à Preynat à l’automne 2015 suite aux premiers mails d’Alexandre Hezez un an auparavant. Et puis il s’est mis à genoux le Jour de la Miséricorde pour demander pardon, et ça, ça pèse. Ainsi soit-il. Et puis, ne l’oublions pas, « Grâce à Dieu, les faits sont prescrits ». Notamment en termes de non-dénonciation d’atteintes sexuelles sur mineurs, puisque les délais s’élèvent à trois ans, pour des « soupçons » remontés à la hiérarchie entre 2005 et 2010. Ainsi soit-il donc. Pourtant, il semblerait que les témoignages et les documents sur lesquels Ozon a pris appui pour réaliser ce film attestent de certaines omissions de Barbarin, de la couverture dont a fait l’objet Bernard Preynat de la part du diocèse, au mépris des signalements multiples de parents alertés, au mépris des rumeurs, pourtant insistantes, pour ne pas dire très insistantes, qui courraient depuis trente ans. Tous savaient, mais tous se taisaient. Une éternelle ritournelle, s’agissant notamment des affaires d’abus sexuels au sein de la cellule familiale ou d’une institution. Il n’y a peut-être que la vérité qui compte si l’on en croit la parole christique, mais la vérité est bien souvent difficile à entendre et à accepter.



Three Bilboards outside Lyon



Au cœur du film de François Ozon se trouvent les victimes et leur souffrance. À travers un scénario habilement construit en plusieurs dimensions et en cohérence chronologique, il suit le parcours de trois hommes superbement incarnés par ce grand trio d’acteurs que sont Melvil Poupaud, Denis Ménochet et Swann Arlaud, auxquels ont été associés de beaux seconds rôles d’une incroyable justesse. L’un des intérêts du film repose d’ailleurs sur le centrage du réalisateur autour de personnages masculins : là où certains font d’ordinaire à Ozon un faux procès en misogynie et en sexisme quant à son traitement des femmes au cinéma, fil conducteur de sa filmographie (cf. ma critique de l’Amant double en 2017), les hommes sont ici des victimes, subissant à la fois une faiblesse, une fragilité légitimes de par les abus sexuels qu’ils ont subi, et symboles de la force, celle des victimes qui, indépendamment de leur genre, osent avec courage parler et dénoncer les crimes commis. Mais encore faut-il accepter de parler, et cela est difficile, car parler revient à réactiver les démons endormis qui vous habitent encore au fond de vous et viennent vous envahir dès lors que vous leur entrouvrez la porte. C’est notamment en cela que l’écriture revient à une forme d’exorcisme thérapeutique pour ceux qui n’arrivent pas à parler. Les victimes ont beau exprimer leur douleur, leur colère, leur violence, toute une panoplie d’émotions, pour autant parler n’a rien de mécanique ou d’automatique. Parler, c’est s’exposer. Parler, c’est s’exposer au regard d’autrui, de sa communauté, de ses collègues, de la société. C’est s’exposer à une violente remise en cause de votre vérité pourtant établie par le banc des accusés. Parler, c’est voir votre mise à nu dans ces moindres détails, votre intimité étalée sur la place publique, sans que personne d’autre que vous et vos camarades ne comprenne la douleur qui vous ronge entre votre for intérieur. Parler, c’est assumer d’être une victime et de prendre le risque de se voir affublé d’une étiquette indécollable. Mais le silence ne doit pas avoir de voix. Parler est une nécessité. Parler, c’est se libérer, c’est mettre des mots sur ce qui vous ronge de l’intérieur, c’est vider ce sac de pierres qui pèse si lourd sur vos épaules ou lâcher cette croix que vous portez sur vos épaules depuis tant et tant d’années. Si parler, c’est rouvrir cette cicatrice dont parle si « finement » Régine Maire, c’est pour mieux la refermer comme jamais, et ce bien qu’elle fera toujours partir de vous, c’est d’abord suffoquer mais pour ensuite respirer et avancer, droit devant, sans que votre passé traumatique ne vienne plomber votre présent comme il le fait depuis des années. La parole libérée revient aussi à ouvrir des portes, à délier les langues des autres qui, jusqu’alors se sentaient seul, et aujourd’hui font partie d’une famille solidaire, à apporter une pièce à l’édifice dénonciateur de l’inacceptable, au nom des autres et de vos enfants dans lesquels vous vous reconnaissez et dont vous craignez qu’ils soient votre reflet de trajectoire. Et, pourtant, si les bénéfices de la parole sont indéniablement supérieurs à ceux du silence, il reste si difficile de faire porter sa voix alors même qu’un double intérêt est en jeu, personnel et public. C’est pile dans cette cible que vise d’ailleurs le réalisateur au prisme de ses personnages.


Trois hommes, trois victimes pour trois démarches et trois dimensions toutes minutieusement enchevêtrées par le réalisateur. Pour tous, il s’agit bien sûr à la fois d’une affaire personnelle (la reconnaissance institutionnelle et/ou judiciaire des abus commis) et d’un souci du bien commun, envers sa propre famille ou bien la société entière. A l’un, l’impossible réveil de l’institution et le déplacement sur le terrain judiciaire. A l’autre, la médiatisation de l’affaire, la dénonciation publique du silence de Barbarin et la réunion des victimes. Au dernier, son propre réveil et sa remise sur le chemin de la vie. À chacun des personnages correspond un traumatisme partagé, mais inscrit dans une histoire et une trajectoire de vie marquées par la violence de leur milieu social et de leur socialisation. Ozon n’a de cesse de souligner habilement l’impact qu’ont pu avoir les abus sexuels sur la construction de ces enfants en tant qu’hommes et sur l’organisation de leurs vies, mais également celui de la libération de la parole et des actions menées sur leurs sphères de vie respectives et sociologiquement distinctes.


Pour chacun d’entre eux, il a suffi d’un jour pour qu’aient ressurgi les démons du passé. Pour Alexandre, c’était en 2014. Père de famille de cinq enfants, issu de la grande bourgeoisie conservatrice très catholique lyonnaise où l’on vouvoie ses parents, scolarisant ses enfants chez les lazaristes, il apprend que Preynat officie toujours en tant que prêtre, en contact avec des enfants cela va de soi. Dans un premier temps, il fera de son cas une affaire institutionnelle, prenant contact avec la hiérarchie ecclésiastique lyonnaise dans le but d’obtenir la destitution du prêtre pédophile et des réponses concrètes de la part du diocèse en termes de reconnaissance officielle de ses abus. Pensant voir l’institution prendre le problème à bras le corps, par l’intermédiaire du courageux Barbarin, il fera face à un entourage peu à peu perplexe devant cet espoir finalement réduit à néant en dépit de ses requêtes fermes et insistantes auxquelles il se verra opposé une fin de non-recevoir. « La parole est d’argent, mais le silence est d’or » dit-on, aussi bien dans l’Eglise que dans une famille où l’essentiel repose sur la façade qu’il ne faut pas fissurer et où « De toute façon, (il n’a) toujours été bon qu’à remuer la merde», avec laquelle il se placera en rupture. C’est alors que, de l’institution, l’affaire passera sur la scène judiciaire. Car bien qu’il ait réussi dans la vie, le traumatisme est là, des sanglots qui viennent l’étouffer devant une médiatrice froide, des larmes qui viennent embuer son regard lors d’une prière à trois avec son bourreau à la colère, la révolte, qui éclatent. Des doutes surgiront, certes, devant gérer un dilemme entre sa foi intérieure et l’attaque frontale d’une institution à laquelle il voue initialement un respect et une confiance finalement trahies. La socialisation catholique reste, notamment dans les débats au sein de l’association, beaucoup moins chez son épouse, mais il semblerait que peu à peu Dieu le quitte. Jusqu’à disparaître complètement de lui ?


Pour François, c’était un matin de semaine, où la police s’est rendue chez ses parents pour leur demander de témoigner. Eux s’étaient déjà charger de dénoncer le prêtre à de multiples reprises auprès de l’ancien archevêque. Soutenu par ses parents, mais pas par son frère pour lequel il prend trop de place dans la vie familiale à son détriment, il refusera d’abord de témoigner, prétextant l’ancienneté de la chose, jusqu’à ce que le passé le rattrape et déclenche chez lui un total et quasi-euphorique de François dans l’affaire. Sa colère deviendra alors action jusqu’au-boutiste pour médiatiser l’affaire et élargir le réseau des victimes de Preynat à travers l’association La parole libérée qu’il co-créé avec un médecin lui-même victime du curé (Éric Caravaca). Également marié et père de famille, mu par un fort ressentiment à l’égard de la religion catholique et de l’institution dont il refuse toute médiation, porté par un discours anti-ecclésiastique, il ne se questionne pas sur le regard des autres, contrairement à Alexandre, et fait de la transposition de cette affaire judiciaire dans le champ médiatique un impératif citoyen au nom de la société tout entière.


Pour Emmanuel, c’était aussi un matin, devant le journal, où sa mère découvrit l’existence d’une affaire judiciaire Preynat tant attendue par son fils. Issu des classes populaires et vivant dans un HLM, enfant surdoué, il était le prolo des scouts de St Luc. Plus que son innocence, le salaud de prêtre lui a volé sa vie. Pas de diplômes, pas de boulot, une vie sentimentale très chaotique et violente, une vie sexuelle compliquée, des crises de tétanie. Un mort-vivant errant perdu dans une vie de laquelle il est exclu. La découverte de la judiciarisation de l’affaire sera un déclic qui mettra sa libération en marche, celle, attendue depuis tant d’années et qu’il n’avait pas le courage d’affronter seul. Pour lui, l’association sera un repère qui lui donnera l’occasion de se socialiser dans le cadre d’un groupe d’appartenance indispensable aux victimes.



Le royaume de Dieu



François Ozon livre ici l’un de ses films les plus maîtrisés, grâce à un sujet minutieusement documenté et articulé avec ses personnages. S’inscrivant dans la fiction tout en exprimant son souci de restituer une réalité avérée, c’est à une critique acide mais toujours latente du laxisme et du silence pesant de l’institution ecclésiastique à laquelle il s’adonne, jouant avec les versets de la Bible comme il manipule d’ordinaire ses spectateurs pour mieux souligner l’ironie de la situation et mettre en parallèle contradictoire le discours hypocrite et contradictoire véhiculé par la religion catholique. « Faites ce que je dis, mais surtout pas ce que je fais ». Sans jamais verser dans la posture caricaturale d’anti-ecclésiastique primaire, ni railler la croyance en un Dieu et la pratique de la foi catholique, il dépeint avec une extrême justesse l’indigne apathie d’une institution sclérosée et vieillissante vis-à-vis des maux qui la traversent et se révèlent pourtant en contraction avec les enseignements du Seigneur, pour sûr, pour sûr. Sans effluves déplacées, la mise en scène est sobre et sombre, implacablement fixe dès lors que la caméra pousse les portes de l’austère archevêché et de ses salles glaciales, dignes de la prison dans laquelle sont enfermées les victimes. Quoiqu’entourée de fidèles, l’Église est seule, déconnectée de la société et de ses réalités, de ses évolutions et de son progressisme (quoique la triste actualité nous donne de plus en plus de raisons de croire à un triste déclin en la matière), repliée sur elle-même et sur ses conservatismes, et surtout dans son silence effarant. Tout comme un Dieu dont l’existence repose exclusivement sur des croyances, elle a la prétention de son inexistante supériorité, ce bien qu’elle conserve une influence indéniable sur une frange non-négligeable de la société française (la Manif Pour Tous en témoigne).


Depuis la nuit des temps, les cultes et les religions s’inscrivent dans une histoire de la violence, des croisades médiévales aux guerres de religion de l’époque moderne, en passant par les persécutions dont font l’objet les Rohingya de confession musulmane dans une Birmanie majoritairement bouddhiste. Ici, elle s’inscrit dans la violence qu’exerce l’Église sur ses victimes, à travers les abus sexuels commis par les prêtres pédophiles, bien sûr, mais également au prisme de ses réactions froides et dénuées de la moindre empathie vis-à-vis de ceux qui osent prendre la parole. Les rencontres avec les acteurs de la hiérarchie ecclésiastique – Régine Maire, le responsable de Preynat, Barbarin -, sont en ce point édifiantes, puisqu’elles montrent une institution prête à tout pour conserver la façade, quitte à monnayer insidieusement (sans qu’il ne soit question de finances dans le film, bien sûr) le silence public de ses victimes au prix d’une manipulation des esprits à coups de paix intérieure, de pardon et de cicatrice ouverte. À aucun moment, l’institution ne semble sincèrement remettre en cause son attitude abjecte devant la gravité de la situation, aveuglée par sa volonté de sauver les meubles et de préserver l’image déjà écornée et décrédibilisée, coûte que coûte, sans faire de remous. L’Église a beau bassiner ses fidèles de la parole du Dieu, il semble parfois qu’elle agisse avec la main du diable, avec ces hommes qu’elle fait miner d’écouter pour mieux les mener en bateau et étouffer leur parole ensuite, allant jusqu’à les humilier avec des propos d’une affligeante stupidité sur le passé qu’il faut cesser de remuer pour mieux défendre son statu quo et son omerta. Ah qu’il est facile de prétendre agir en interne sans ne rien daigner faire, si ce n’est laisser un pédophile s’agiter au milieu d’enfants. On appelle cela un malaise.


Et Dieu sait que, fidèle à ses habitudes, François Ozon le suscite, le malaise. Jouisseur d’ordinaire à l’idée de manipuler l’esprit du spectateur, il abandonne ici ce rôle à l’Église et ouvre la voie bienvenue à la vérité et à un réalisme bien empreint de fiction dans sa mise en scène. Le réalisateur aurait pu verser dans un accès misérabiliste envers les victimes qu’il évite judicieusement ou nous proposer un légitime film de colère et de révolte. Si ces deux sentiments sont présents chez les personnages ainsi qu’au fond de nous, consternés et sidérés de l’attitude de l’Église, il laisse ici place au malaise latent, qu’il soit empreint de la violence des échanges, au sein des cellules familiales notamment, ou, surtout, de la simple présence de Preynat. La seule apparition de ce monstre, dont les traits jeunes empruntent à la perfection les contours du pédophile des années quatre-vingt tel qu’on se l’imagine (disgracieux et les yeux ceints de larges lunettes à double foyer), suscite l’effroi. À travers chacune de ses mimiques de vieillard l’on discerne le pervers, non-content de sa supériorité de robe pour en exercer une de tragique sur ses anciennes victimes pourtant adultes mais faillibles. Chaque marque de prétendue gentillesse ou de douceur fait l’effet des caresses et des baisers qu’il infligeait aux jeunes garçons qu’ils étaient, glaçant le spectateur comme il glace Alexandre ou Emmanuel, l’un réagissant par des pleurs étouffés, l’autre par des larmes redoublées de colère. Le moindre enquérir des nouvelles de ses anciennes victimes résonne comme les mots de confiance qu’il cherchait à transmettre aux enfants avant de les emmener dans son labo photo ou dans la sacristie, mots d’alerte rimant avec l’imminence du cauchemar. Tout en suggestion, Ozon nous approche d’ailleurs au plus près de ces lieux comme pour percuter davantage notre esprit marqué par la gravité des faits et souligner l’incompétence d’une Église marquée du sceau de la honte, d’abord par un escalier en colimaçon aux allures d’infernale spirale qu’emprunte à nouveau Alexandre le jour de sa rencontre avec Régine Maire et Preynat, ensuite par la porte du labo photo ou de la tente dans lesquels on voit le salaud rentrer en prenant un enfant par la main. Tel un Kadhafi choissisant ses vierges esclavagées, d’une main sur l’épaule, il choisissait l’élu qu’il allait mettre sous son emprise et auquel il fera vivre l’horreur, telle une malédiction, alors que ce geste est d’ordinaire associé au pardon.


Auprès des anciennes victimes, le type a beau faire étalage de sa souffrance – la pédophilie étant un crime, mais également sur le plan médical un trouble psychique de l’ordre de la paraphilie en vertu du DSM IV (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), ouvrage de référence de l’Association Américaine de Psychiatrie classifiant et décrivant les troubles mentaux -, jamais le réalisateur ne le filme en tant que tel. Au contraire. La souffrance appartient aux victimes, et non au criminel que jamais le réalisateur ne présente comme un malade auprès duquel on ne peut de toute façon exprimer aucun sentiment de compassion vu l’horreur et la gravité de ses actes. Voler l’innocence d’un enfant est impardonnable. Chaque regard, chaque sourire, chaque poignée de main prennent un goût salace et font l’effet d’un repoussoir, d’une odeur et d’une présence dont les victimes seraient prêtes à se débarrasser à coups de détergent puissant. Alors qu’il se dit conscient de la gravité de ses actes (à l’instar de l’Église vis-à-vis de son propre silence), même ses soi-disant regrets et sa fausse compassion envers les victimes sonnent faux tellement elles semblent feintes. « Grâce à Dieu », ou plutôt le symbole de l’indigne grâce accordée par les représentants de Dieu à un salopard qui aurait dû crever la gueule ouverte en prison depuis trente ans. Parce que les parents violents à cause des abus qu’ont subi leurs gamins, ce n’est rien à côté de celle de la prison envers les pédophiles. Pour sûr que les co-détenus, l’état de grâce, ils ne connaissent pas, eux.



Épilogue



Nous n’en sommes hélas pas encore là, et c’est bien là la raison qui a dû encourager François Ozon à réaliser ce film aujourd’hui, alors qu’aucune date de procès n’a été fixée (entretemps la prescription a été relevée de vingt à trente ans). Aujourd’hui mardi 19 février 2019, la sortie en salles du film Grâce à Dieu vient d’être définitivement actée par les Tribunaux de Grande Instance de Paris et Lyon. Le premier a été saisi par les avocats du père Preynat au motif du non-respect de la présomption d’innocence : requête rejetée, elle est signalée à la fin du film. Le second a fait l’objet d’une requête de Régine Maire demandant que soit respecté son anonymat : rejet également. Preuve en est que le film dérange, et il ne peut en être autrement pour le spectateur devant un tel sujet. Quant à l’Église… No comment. En attendant le verdict des tribunaux quant à la culpabilité (avérée, puisqu’il a fait des aveux réitérés) de Preynat, François Ozon rend justice à ses victimes et à celles de tous les salopards déguisés en prêtre qui continuent de rôder autour des gamins tout en prônant le respect de la parole de Dieu. Il signe ici l’un de ses films les plus aboutis, d’une incroyable maîtrise tant sur le plan de la mise en scène que du scénario qui place la souffrance des victimes au cœur du film et leur difficile construction en tant qu’hommes. Car, avant d’être des victimes, ce sont des hommes, ou plutôt, des êtres humains. À celles et ceux qui n'y verraient qu'un Spotlight à la française, détrompez-vous: aussi passionnant fut l'Oscar du meilleur film 2016, le film de François Ozon est beaucoup plus complexe que cela.

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le 19 févr. 2019

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