La transmission, petit ! La transmission.

Je me souviens de ... La chanson de Jamie Cullum, « Gran Touwino », en guise de générique. Je n'ai pas vraiment écouté les paroles, mais ça me semblait assez coquace qu'un film tel que celui-ci ait une chanson portant son nom. Qu'elle ait été écrite ou non pour le film, cela n'a pas d'importance pour moi. La chanson donne au titre du film et à son objet – la voiture Ford Gran Torino que le personnage d'Eastwood protège – une force mythique. Le style de la chanson est mélancolique, c'est une balade assez lente mais pas non plus mélodramatique. C'est typique du jazz de Jamie Cullum – sautillant - et en même temps cette histoire de Gran Torino qui constitue le refrain de la chanson : il en fait tout un plat, de cette voiture.
Alors, pourquoi cette voiture ? Que représente-t-elle ? Pourquoi est-elle si importante dans le film?

Procédons dans l'ordre : en premier lieu, la voiture du personnage – que nous nommerons Frank (je ne me rappelle pas de son prénom dans le film) – est le bien qui lui est le plus cher. Il l'entretient donc beaucoup. C'est un vieil homme mais la voiture, elle, est dite « plus neuve qu'à sa sortie de l'usine ». Elle est donc tout ce à quoi il tient, le vieil homme. Pourtant, de jeunes gangsters étrangers, des Hmongs, qui ne connaissent décidément rien à la vie, demandent à un jeune Hmong qui se tenait à carreaux (le voisin de Frank), de voler la voiture, comme une épreuve d'initiation.
Ainsi donc, si pour Frank sa voiture est tout, pour eux, ce n'est presque rien. Ils s'imaginent peut-être qu'ils vont la conduire et la déglinguer aussi vite, à la manière dont ils jouent probablement au jeu vidéo Grand Theft Auto : une voiture volée, on n'en prend pas soin, on fait n'importe quoi avec, et si elle finit par prendre feu on en trouve une autre...

Frank travaillait, après la guerre, pendant dieu sait combien de temps, dans l'usine Ford (l'action se passe à Détroit, la capitale de l'industrie automobile américaine), et a lui-même installé la colonne de direction de cette voiture. Ainsi, il l'a vue naître et on se demande s'il l'a déjà faite rouler... En tous cas, pendant le film, il ne la conduit jamais, il ne conduit qu'un vieux pick up. A se demander s'il attend quelque chose. C'est assez drôle de le constater, puisqu'il dit avoir tout vécu, ne plus rien attendre de la vie : son épouse vient de décéder, ses enfants n'ont rien en commun avec lui tandis qu'il a passé sa vie à l'usine (incompris), et avant ça il a fait la guerre de Corée (avant le Vietnam, dit-on ici et là, dans le dossier de presse du film)... D'où vient cette attitude fétichiste ? Qu'attendait-il pour la conduire, cette voiture ? Pourquoi s'il l'a vue naître, il ne l'a jamais fait vivre ?

Cette voiture ne faisait pas partie de son testament, c'était elle son testament. C'est pourquoi il l'a léguée à son jeune voisin à qui il a transmis ce qu'il savait de la vie : le fait qu'il faille se battre pour ce en quoi il croit, et la manière de se battre – en comprenant la mort comme soumise à la vie. Sa voiture, restée inerte et brillante était comme un cercueil et, si elle avait eu la parole, elle nous aurait certainement dit qu'elle n'attendait que sa mort à lui pour vivre sa vie à elle.

Dans Gran Torino, le personnage de Frank réalise progressivement que la mort est soumise à la vie car on peut la dédier aux vivants, on peut la choisir et on n'est pas obligé de l'opposer à la vie. Autrement dit : si vivre c'est faire des choix, la mort – ici, « donner sa vie » - peut en constituer un plutôt qu'être subie comme une non-vie. Mais qu'est-ce qui m'amène à ce débat métaphysique ? Je ne donnerai probablement jamais ma vie pour quelqu'un ou quelque chose – ou bien alors juste une fois (lol). Mais je suis capable de tirer une leçon de ce film. Car la mise en scène de sa mort est significative : c'est une parodie de séquence de western.

Frank se fait couper les cheveux, raser, faire un costume sur-mesure... parce qu'il va jouer au cowboy, on va le voir. Il sait bien que son costume ne sera certainement pas celui utilisé pour son enterrement, puisqu'il va être criblé de balles... Il est préparé. Et nous aussi : deux ou trois séquences plus tôt, on le voyait jouer à l'intimidation de jeunes gangsters noirs avec un revolver. Il est capable et chacun le sait : il est armé et il sait viser, et c'est le dur à cuire américain. Du coup, lorsqu'il met sa main dans sa veste, pendant « l'assaut final », il n'y a guère que son âge, sa condition physique et son désir de ne pas commettre un massacre qui nous retiennent de penser qu'il va faire un carton. Les jeunes, eux, ne se retiennent pas : ils le criblent de balles. Pour eux, ce n'est pas grand-chose, vu qu'ils sont armés jusqu'aux dents, c'est comme la voiture : ce n'était guère qu'une voiture gardée jalousement par un vieux. Mais ils avaient peur... Ils ont tiré parce qu'ils avaient peur. Et s'ils n'avaient pas tiré sur lui, alors ils n'auraient pas perdu. En fait, ils n'avaient pas juste peur, c'est qu'ils voyaient le western arriver : c'est au plus fort, au plus rapide, chacun avec son gun pour tirer le plus vite possible. Le western, le cowboy, étaient là, à un pas. Tout comme les spectateurs, les jeunes gangsters sont sous le charme, prêts à basculer dans le western. Et c'est cela, sa stratégie : s'il devient l'ennemi, alors il devient la cible à abattre et ils en oublient le crime lui-même, et ils perdent la tête, ils tirent.

En quelque sorte, Eastwood parle aux jeunes « sauvageons » d'aujourd'hui, ceux très dangereux qui pourraient coûter la vie et l'avenir au jeune garçon qu'il protège, et à la sœur de ce dernier. Il voit qu'ils sont dangereux, surarmés même, et comme dans un jeu vidéo, guidés par des images toutes faites – celles même qui vont les faire tirer sur un homme sans arme. Il leur demande alors instamment de se réveiller, de toucher ce corps, cet homme qui a donné sa vie pour le destin d'un jeune homme. Cet homme est mort, son corps est froid, la plupart de ses organes sont perforés, et tout ce qui lui est lié est orphelin. L'abattre, c'est se rendre soi-même indigne de tout ce qu'il a voulu donner au jeune garçon qui était son protégé, cette dignité, cette affection. Il l'a fertilisé tel un fermier - une image bien américaine, le mythe du pionnier. Eux, il les a totalement rendus à leur condition de sécheresse, celle des jeux vidéos violents et non symboliques, celle des images toutes faites du cinéma.

Je pensais, après être sorti de la salle : il a sauvé le petit, mais dans une telle jungle, il est foutu, c'est vraiment pessimiste, Eastwood nous dit qu'on doit être prêts à se défendre par les armes, que c'est une guerre, etc... En fait, Eastwood a plutôt tiré un trait sur le western comme image simple et révèle à la nouvelle génération que ce motif ne constitue pas en lui-même une réalité mais un mensonge. Si, à la vue de la misère de ces jeunes Hmongs « dégommant » un vieil homme plein d'affection et de dévotion, la nouvelle génération des suburbs américaines dépose les armes, Eastwood sera comblé. Et cette affection, cette dévotion, du vieil homme, elle porte sur le jeune garçon protégé qu'il attendait pour lui donner sa Gran Torino. Elle était l'espoir de créer quelque chose de neuf, tandis qu'il ne savait pas encore quoi... C'est comme si je bâtissais une maison dans l'espoir de fonder une famille, tandis que je serais encore célibataire.

Avec tout ça, je n'ai rien dit sur les jurons... Que lui apprend-il au jeune garçon Hmong, ce vieux Frank, qui n'est absolument pas raciste, ni au début, ni à la fin ? Il lui apprend à voir plus loin que les apparences (insulter n'est pas haïr), à comprendre la profondeur des choses (une fois qu'on a énoncé les stéréotypes, il ne reste plus que des hommes), et l'importance d'assumer et de perpétuer une culture ancestrale (reprendre à la lettre le langage utilisé par les anciens pour accéder à leur manière de voir les choses : « mon garagiste me la fout profond », on doit le dire comme ça pour aller au-delà de l'idée qu'un commerçant est par nature rationnel et qu'il fait ce qu'il dit, c'est bien ça ?) ; ou alors on peut simplement remarquer que la culture que défend Frank tout comme celle des Hmongs, sont porteuses de valeurs, chez les seconds la délicatesse, la discrétion et une famille soudée. Aller au-delà des apparences et perpétuer une culture ancestrale : toutes choses en voie de disparition dans le contexte contemporain dominé par les images opaques de la télévision et la culture unifiée qu'elle véhicule, en support de la mondialisation.
En parlant de perpétuation de la culture, selon certains américains (et pas seulement), d'ailleurs, on n'a jamais fait mieux, en termes de voiture robuste, puissante et belle, que les Ford Mustang ou la Gran Torino... C'est d'une culture ancestrale que tient la réparation et l'appréciation de ces voitures (pour ne pas parler d'amour, faut pas pousser non plus... c'est jamais que des bagnoles !).
Jonathan_Suissa
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le 18 déc. 2010

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Jonathan_Suissa

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