"Celui qui se transforme en bête se délivre de la douleur d’être un homme"

Werner Herzog, connu principalement pour ses films avec l'acteur hors-norme Klaus Kinski, est également un réalisateur de documentaires prolifique à la thématique récurrente. De ce Grizzly Man à, plus récemment, A Year in the Taiga, le cinéaste allemand suit les pistes de personnages hors du commun. Des steppes de Russie à l'Antarctique (Les Cloches des Profondeurs, Rencontres au bout du monde), il perpétue la recherche de personnalités fortes, uniques, dans la continuité de son travail d'amour/haine avec Kinski. Relation mise en lumière par un autre documentaire, Ennemis Intimes.


Il paraît donc tout naturel que Werner Herzog se soit emparé de ce sujet-ci, tant le personnage derrière Grizzly Man, Timothy Treadwell, remplit les critères de sélection du réalisateur. Mieux encore : Treadwell s'est fixé pour mission de vivre tous ses étés au milieu des grizzlies dans le parc national de Katmai en Alaska, seul (ou presque) avec sa caméra. Cinéaste des espaces sauvages, Herzog est totalement dans son élément.
Il s'agit donc dans Grizzly Man de retracer une partie de la vie de Timothy Treadwell durant ses séjours au milieu des grizzlies, à travers les nombreuses heures de vidéos qu'il a enregistrées, jusqu'à sa mort tragique mais peu surprenante, en octobre 2003.


Mort peu surprenante non seulement pour l'extrême dangerosité du travail de Treadwell, mais également par ses révélations morbides à la caméra et à son entourage, faisant apparaître un homme fragile, malade, troublé... bref, dans un état de dépression très avancé. Cette fragilité psychologique, peu abordée et souvent repoussé dans la case "maboule" ou "stupide", n'est toutefois pas passée inaperçue auprès de l’œil expérimenté de Werner Herzog, qui distille tout au long du documentaire des pistes afin de cerner au mieux les motivations de ce personnage à première vue haut en couleur. Et c'est là le remarquable travail du cinéaste qui, sans jugement ni parti-pris, dissémine des pistes de compréhension dans un montage méticuleux et tout en finesse des monologues de Treadwell et des interventions de ses amis et sa famille.


Ainsi le tout premier plan de Grizzly Man fait apparaître un homme un peu cinglé, répétant plusieurs fois les mêmes phrases, défiant le danger et la mort sans l'ombre d'une peur. Le spectateur s'attend alors à un freak show typiquement américain. Une recherche de reconnaissance égocentrée, voire mégalomane, le type de personne dérangée que les USA savent produire comme nulle part ailleurs. Mais c'est plus compliqué que ça. Car il n'existe pas de "fou" ou d' "attardé puéril et inconscient", et Herzog le sait très bien pour avoir côtoyé Klaus Kinski plus longtemps que quiconque. Il existe des profondeurs psychologiques secrètes, des traumatismes, des insécurités sexuelles, et des ombres paternelles autoritaires et castratrices qui façonnent notre personnalité et les décisions qui en découlent. Ce sont toutes ces choses qui ont poussé Treadwell à haïr le monde humain et se réfugier dans le monde sauvage, au point de vouloir en faire son monde, entre anthropomorphisme infantile et rugosité aux confins de la solitude.


Il ne faut pas avoir fait d'études de psychologie pour voir que Timothy est un homme troublé et pendant 1h30, Herzog distillera les pistes qui permettront au final de rendre ce personnage touchant et fascinant. Par petites touches, on comprend que Tim souffre d'une grande insécurité sexuelle. Lors d'un monologue, il avoue avoir des difficultés avec les femmes et que tout serait plus simple s'il était homosexuel. Cette première approche de sa personnalité floue fait écho à ce personnage maniéré, efféminé, lâchant des "I love you" à tout bout de champ, à l'égard des grizzlies bien entendu, mais aussi aux renards qui accompagnent ses séjours, même aux animaux morts lorsqu'il en croise... mais jamais à un humain. Ces messages d'amour répétés sonnent faux au premier abord et témoignent davantage d'un besoin de reconnaissance pathologique : à chaque fois que Timothy dit "je t'aime" à l'un de ses animaux, il semble vouloir dire en réalité "aime-moi !". Cette impression est corroborée par le témoignage de Kevin Sanders, spécialiste des ours et connaissance de Treadwell :



His early attempts at camping were almost comical. In his journal he wrote that he was often cold, hungry and tormented by insects, and that the first time he saw a grizzly it ran away. Tim later said he was sad that any bear would find him a threat. (Treadwell 1997)
"Night of the grizzly - A true story of love and death in the wilderness"



Dès lors, sa mission de protection des grizzlies semble refléter une défiance à l'autorité, une démonstration de force de la part d'un homme déterminé à prouver son existence. Mais de quelle existence parle-t-on ?


Toujours par petites touches, Herzog brosse la biographie d'un adolescent décrit comme normal par ses parents. Mais qu'est-ce que la normalité pour eux, qui sont interviewés chez eux, dans un style rococo haut en couleur ? Le père apparaît comme un homme fermé et froid. Une interview au sujet de son fils décédé ne semble pas l'émouvoir plus que ça. Et on l'écoute expliquer froidement que son fils avait sombré dans l'alcool et la drogue (il a retrouvé un joint de marijuana dans sa chambre, imaginez l'effroi). Entre les lignes, on comprendra qu'il ne comprenait pas son fils, voire qu'il ne souhaitait pas le comprendre, peut-être le considérant comme un déviant. La mère de Timothy, tout droit sortie d'un film des frères Coen, ne présentera guère plus d'émotions. Elle présentera toutefois, en toute innocence, le petit ours en peluche que Timothy affectionnait lorsqu'il était enfant. Le lien entre traumatisme de l'enfance et fuite vers la mort restera une nuance à l'appréciation de chacun.
Ses parents nous donneront quelques informations cruciales pour comprendre leur fils : d'abord athlète et espoir de la natation durant ses années universitaires, il se dirigera ensuite vers une carrière d'acteur, sans succès. Il sombre alors dans la drogue et l'alcool, frôlera la mort, et décidera ensuite de changer d'identité et de se créer un nouvel avatar : l'homme-grizzly. Ses parents nous apprennent également qu'il changera son nom de famille, de Dexter à Treadwell.
Timothy est un personnage qui se cherche, qui ne trouve pas sa place dans la société. Changement d'orientation professionnelle, changement d'identité, fuite extrême du monde civilisé... Timothy balance entre culte du corps et recherche d'identité.


La façon de parler aux animaux de Timothy révèle un anthropomorphisme gênant. On se demande alors s'il aime les grizzlies pour ce qu'ils sont, ou pour lui-même. Il traite les animaux qui vivent autour de lui comme des peluches. En recherche constante d'affection, on comprend facilement qu'il ne devait pas en trouver beaucoup dans de sa structure familiale biologique...
Lors de l'un de ses accès de colère devant la caméra, signe d'un malaise profond de la part d'un homme psychologiquement au bord du gouffre, il adresse un signe de défiance à l'égard du monde, répétant à l'envi comme cet endroit est dangereux, qu'il peut mourir à chaque instant et que quiconque s'aventurant sur ces terres mourra à coups sûrs, et qu'il est une personne exceptionnelle. Une nouvelle fois, il fera allusion à l'autorité castratrice du père : "I am the champion !", scande-t-il face à la caméra, en référence à son passé d'athlète et le rejet de sa différence ("I'm just different", dira-t-il).


Herzog nous laisse le choix : Timothy Treadwell, au-delà de son background psychologique, était-il sincère dans sa démarche et son amour pour les ours ? Ou était-il simplement une de ces âmes égarées, fuyant une société castratrice et normative qui ne le comprend pas ?


Selon John Rogers, travaillant au parc de Katmai :



Additionally, there was, in my opinion, a deeper and more personal side to Timothy’s love affair with the bears. The latest movie, Grizzly Man, shows Timothy Treadwell as a lost soul, shy and insecure about his sexuality, an introvert, effeminate-mannered young man constantly seeking some form of recognition. This, he got from the bears, and so he found himself insatiably repeating the experience time and time again. The bears didn’t need his protection; he, however, craved for their tolerance and acceptance. Grizzly Man shows a Timothy Treadwell who is passionate about the bears. I’d say Timothy cared about them as much as any bear enthusiast or commercial operator along the coast of Katmai, but this was second place to his own fascination about himself as a so-called “bear-whisperer”.
The Myth of Timothy Treadwell



Uniquement centré sur la vie de Treadwell durant ses séjours en Alaska, Grizzly Man ne nous permettra pas de savoir quoi que ce soit avec sûreté. Et dans ce monde rempli de menteurs et d'acteurs (l'ex petite-amie et ses larmes de crocodile, le "show" du médecin légiste qui se croit dans les Contes de la Crypte, le rejet de toute responsabilité de ses parents), on ne peut que s'émouvoir devant cet homme torturé qui cherchait la reconnaissance des bêtes et qui n'aura finalement conquis que leur désintérêt.


On saluera tout de même l'extraordinaire courage de cet homme. On peut le trouver cinglé ou idiot, il n'en demeure pas moins que son absence de peur de la mort est une énorme leçon à notre égard, nous les normés craintifs.

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le 29 févr. 2016

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Fortynine Days

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