Revoir Hana-Bi aujourd'hui n'est pas un exercice facile. C'est confronter l'une de mes plus grandes madeleines, celle qui un de ces jours précoces fait prendre conscience qu'il existe un "autre" cinéma, aux dix années d'ascèse cinéphile qui ont suivi. Une situation relativement inhabituelle, presque inconfortable. Forcément, un lien imperceptible s'est tissé avec le temps et poser un nouveau regard sur un tel film relève de la manœuvre aussi intimidante que périlleuse. À ma grande surprise, de nombreuses sensations sont restées intactes. Et de nouveaux bourgeons ont fleuri.


Le mutisme absolu de Kitano, rappelant indirectement que le cinéma ne fut pas son premier mode d'expression artistique, s'était échappé dans un recoin inexploré de ma mémoire : dans sa pratique du comique semi-muet, c'est un peu comme si un Tati bourru s'était égaré au Japon. L'importance de la peinture, aussi, apparaît de manière très claire, à travers l'apparition régulière de toiles réalisées par Horibe dans le film (mais peintes par Kitano himself en réalité, peu après son accident de moto de 1994). Elles donnent un certain rythme au récit, et tour à tour illustrent un état d'esprit ou annoncent des événements à venir.


La thématique de l'opposition est une pièce maîtresse de Hana-Bi, qui pourrait se résumer à une série ininterrompue d'ambivalences. Il n'y a pas d'amour sans désespoir, il n'y a pas de calme sans fureur. La poésie et la contemplation s'accompagnent forcément de tristesse et de mélancolie. L'optimisme du mari vis-à-vis des derniers jours de sa femme ne se considère pas sans le pessimisme de la trajectoire de son couple. L'art comme voie salvatrice, l'art comme dernier moment avant la mort. Entre deux moments paisibles, un sursaut de violence. Entre deux effusions de sang, un interlude innocent et silencieux. Autour d'un suicide presque inéluctable, un bord de mer caressé par les vagues, des peintures, des fleurs, et un sourire incongru avant la mort. Tout ceci est d'une naïveté confondante, et pourtant...


Il est question de leucémie en phase terminale, de meurtres en pagaille, de fusillade laissant un partenaire paraplégique, de yakusas insistants qui reviennent comme un running gag. Et pourtant, Hana-Bi n'est jamais lourd, ou si peu. Kitano joue beaucoup avec ces clichés, comme il joue de son personnage mutique. Il trouve un point d'équilibre un peu bizarre dans ce tumulte, à l'instar des séquences d'une grande tendresse qui s'insèrent au milieu de soudaines décharges de violence. On pourrait être dans un film noir comme on pourrait être dans une comédie, entre humour loufoque et délire contemplatif, et la confusion semble entretenue dès l'introduction, au cours d'une première partie volontairement laborieuse. Les temporalités s'éclipsent comme s'entrechoquent les réminiscences de Nishi, et ce chaos intérieur prépare sans qu'on le sache la venue d'un long poème.


Sous le vernis de la profusion, on peut finir par ressentir une forme de pudeur surprenante. Hana-Bi, c'est littéralement la fleur et le feu, la douceur et l'abrasion sans cesse liées dans un même mouvement, avec pour ligne de fuite le feu d'artifice final. C'est cette association a priori inconfortable qui permet de parcourir la tragédie sans en ressentir le poids écrasant, comme si on suivait de loin Nishi et sa femme, deux condamnés à mort acceptant leur condition. Et ils le font avec une légèreté déconcertante : de là l'adhésion ou le rejet.


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Morrinson
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le 24 juil. 2019

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Morrinson

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