Une pluie de plumes arrose le salon par lequel on entre dans Harmful Insect (2001), le quatrième film d’Akihiko Shiota. Averse lente et silencieuse d’une fin d’après-midi grisâtre, douce invitation au sommeil que le marchand de sable, lui-même, ne renierait pas. Engourdie, la caméra se décide tout de même à panoter, révélant dans son effort l’origine du déluge. Une jeune femme a crevé l’oreiller, au sens propre du terme, à l’aide d’une lame de rasoir qu’elle destine maintenant aux veines de son poignet. Là, déjà, lors de cette moitié d’introduction, avant même que le titre du métrage ne se révèle donc, on mesure toute la justesse avec laquelle le cinéaste traite son sujet : l’adolescence, le « coming of age », entre-deux à l’illustration périlleuse, obsession de la filmographie de Shiota.


Aux plumes et à l’acier, succède un échange de rumeurs entre trois collégiennes :


– « Et elle l’a fait dans l’appartement de son petit ami… »


– « Se tailler les veines… ça doit être effrayant. Vous pensez qu’elle a beaucoup saigné ? »


– « Ça doit être dur pour elle avec son père qui l’a laissée et sa mère qui fait ça. »


Ainsi, la jeune femme désemparée (Yumiko Miyata aka Ryō), l’éventreuse d’oreiller, est mère d’une pré-adolescente qu’elle doit élever seule : Sachiko (Aoi Miyazaki), camarade de classe du trio de commères. En effet, « ça doit être dur pour elle », d’autant que les ragots ne s’arrêtent pas là puisqu’elle serait à l’origine du renvoi d’un professeur avec lequel elle aurait eu une liaison.


Depuis, Sachiko fait le mur à la recherche d’une figure masculine qui saura prendre soin d’elle, mais ces rencontres, des marginaux aux innombrables pervers, vous vous en doutez, ne seront que déconvenues et ne foreront que d’avantage un trou qui semblait, ce dès les premières images du film, sans fond.


Harmful Insect n’est pourtant pas dénué de tendresse, envers ses personnages notamment, pauvres nuisibles dont les ailes furent brûlées bien avant d’avoir pu entreprendre un voyage vers la lampe à incandescence la plus proche. Une tendresse qui se meut en empathie à mesure que les yeux de Sachiko se substituent à la caméra, jeunes globes à travers lesquels le cinéaste se plaît à matérialiser le spectre social.


A ce sujet, interrogé par Tom Mes pour le site Midnight Eye, Shiota confie : « Je préfère représenter les jeunes, car le monde qui les entoure affecte constamment leur personnalité. » Ce monde alors devient palpable, c’est le terme, car le film bien souvent se passe des mots préférant à ceux-là le visage marqué et marquant d’Aoi Miyazaki. « Elle ne parle que très peu, car les mots viennent toujours de sentiments. Si elle formulait ne serait-ce qu’une phrase, ses sentiments seraient exprimés et elle ne serait plus capable de réfréner ceux-là, ce qui l’amènerait à ressentir d’avantage de tristesse et désespoir. Elle souhaite tout garder à l’intérieur, ce qui crée un décalage entre son apparence, la manière très adulte avec laquelle elle fait face à ses problèmes, et ce qu’elle pense et ressent réellement, source d’une grande confusion. Cet écart ne cesse de s’élargir, et lorsqu’il devient trop large en résulte une sorte d’explosion. » poursuit le cinéaste.


On a alors l’impression que le petit monde d’Harmful Insect communique, ou du moins tente de la faire, à travers mandibules et antennes. Vous pardonnerez à votre serviteur cette nouvelle analogie entre les personnages du film et les insectes, mais celle-ci est tellement appuyée, intéressante qui plus est, qu’il me paraissait nécessaire de l’évoquer.


Ces comparaisons symboliques, cales-portes de la psyché des protagonistes, ne s’arrêtent d’ailleurs pas aux invertébrés puisque Shiota étend celles-ci aux poissons, en l’occurrence, au betta splendens dit poisson combattant. On pourrait interpréter la présence de ceux-ci comme une manière d’insister sur le comportement auto-destructeur de Sachiko, comme le fait par exemple Francis Ford Coppola dans Rusty James/ Rumble Fish (1983). Pourtant il n’en est rien, car si le flamboyant poisson a obtenu quelques précieuses secondes d’écran c’est bien pour insister sur le décalage que vivent les protagonistes et leur incapacité à communiquer, d’après les termes employés par Shiota (toujours pour l’interview accordée à Tom Mes pour Midnight Eye) : « L’analogie fait d’avantage référence au professeur. À chaque fois qu’elle [Sachiko] lui écrit une lettre, la réponse se fait attendre, il y a toujours un décalage. Le poisson est lié à ce genre de délai. Les personnages de ce film donnent tous l’impression de communiquer, mais aucun d’entre-eux ne le fait réellement. Le meilleur exemple réside dans cet échange entre Sachiko et le professeur. Celui-ci s’inquiète énormément pour Sachiko, mais leur correspondance est épistolaire et de ce fait ses réponses parviennent à Sachiko toujours en retard. Lorsque Sachiko a réellement besoin d’une réponse ou d’un conseil, la lettre n’arrive jamais à temps. Elle ne reçoit jamais la réponse au moment opportun. Je souhaitais décrire ce problème de communication en utilisant ces lettres qui se croisent et créent un décalage. »


Ajoutons que si cette incommunicabilité entre les êtres apparaît si nettement à l’écran, c’est en grande partie au talent de son actrice principale, Aoi Miyazaki, qu’Harmful Insect le doit. Le jury de la 23ème édition du festival des trois continents, composé de Juan Luis Bunuel, Damien Odoul, Candice Hugo, Sarah Pratt, Philippe Katerine et Thomas Stenderup, l’a d’ailleurs décorée du prix d’interprétation féminine, en sus du prix spécial remis au film. Prix qui vient récompensé une performance digne de la performance livrée pour le Eurêka de Shinji Aoyama (2000) et donc digne de trop nombreux superlatifs. C’est d’ailleurs dans le film de son ancien camarade de classe (Akihiko Shiota était élève, avec Shinji Aoyama et Makoto Shinozaki, à l’Université Rikkyo) que Shiota remarquera la jeune actrice.


Épinglée un moment sur la pellicule, maintenue un instant la tête hors de l’eau, la jeunesse d’Harmful Insect ne manquera pas de boire la tasse à mesure qu’elle dérive, arborant le sailor fuku, pavillon constamment agité en direction de la société et surtout de l’école, incapables de répondre aux signaux de détresse. Sec, déchirant, âpre, violent, tout ce que vous voulez qui aille dans ce sens et pourtant si tendre à la fois… avec son quatrième long-métrage Akihiko Shiota réalise une incroyable performance gymnastique, prouesse d’équilibre et de justesse, enchaînement de figures désespérément belles qui aurait dû lui valoir une distribution et une reconnaissance bien plus large.


Article publié le 18/06/2016 sur Plan Tatami

CorentinPtrs
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le 20 juin 2016

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