Un des films les plus superficiels qui soient, où le mensonge n’est pas de l’ordre du caché, comme un secret qui rongerait de l’intérieur le personnage qui le porte (comme chez Ophüls), mais s’avère au contraire une formidable puissance affirmative et créatrice. Une énergie démentielle est déployée à empiler des couches de fake qui ne dissimulent ni ne révèlent aucune vérité. Si bien que l’opposition classique entre authenticité et fausseté est ici caduque, puisque le premier terme de l’équation n’est lui-même qu’une coquille vide, un mensonge parmi les mensonges.
Manny Farber, qui a compris son cinéma mieux que tout le monde, disait que « la meilleure façon d’appréhender Sturges est de le considérer comme l’incarnation extrême du rêve de succès américain. Sa personnalité en est la pure expression, sa carrière en donne un exemple et il le vulgarise dans ses films. Chez Sturges, l’idée du succès opère à l’état pur, entravant l’idéologie de l’ambition au point d’en faire un credo esthétique, se contestant elle-même, déconcertant la critique et introduisant comme un point de vue dans des films qui sont censés ne pas en avoir. » (trad. Matthieussent)
Et il faut voir la tronche d’Eddie Bracken dans Hail the Conquering Hero, son visage de poupon tiré d’une affiche pour l’American way of life, avec une couche de gel formant une houppette inébranlable tandis que ses yeux s’écarquillent au-delà du raisonnable et que sa petite bouche s’ouvre en cul-de-poule à la moindre occasion. Le pauvre, qui se lamente au départ d’un petit mensonge honteux (voilà un an qu’il n’ose pas dire à sa famille que la marine l’a recalé à l’essai pour cause de mauvais rhume), se trouve pris dans un mensonge bien plus gros que le sien, qui l’emporte comme un ouragan et prend des proportions considérables jusqu’à l’ériger en héros d’une fiction à laquelle il n’a aucun moyen de se dérober. Dorénavant tout son village croit qu’il revient en vétéran ; on l’accueille en grandes pompes, on fait la fête en son honneur, on construit une statue à son effigie, on le propose comme candidat à la mairie… Et lui se fait trimballer de tous les côtés, par six marines qui colportent ses exploits à la guerre, et par ces foules impersonnelles et pétulantes que Sturges se régale à faire entrer dans le cadre comme des sardines en boite, chantant des slogans à la gloire du héros d’occasion, dont le prénom même, Woodrow, a la parfaite rondeur d’une devise populaire (Woodrow Lafayette Pershing Truesmith de son nom complet – prédestiné à l’inflation).
Woodrow, donc, faker malgré lui, n’est jamais cru quand il tente d’avouer l’escroquerie : on lui prête une trop grande modestie, ou on lui excuse une journée fatigante ; impossible de lutter contre le tonus inépuisable de cette grande machinerie fictionnelle qui le place au centre de presque tous les plans du film. Et quand enfin il parvient à être entendu, à la faveur d’un discours édifiant lors d’un meeting municipal, la foule ne se retourne pas contre lui mais voit là, au contraire, une nouvelle opportunité de renforcer cette figure héroïque : en plus de tout le reste il a le courage de confesser ses fautes en public ! Son succès est proprement inarrêtable. Et le mensonge aussi, puisque l’aveu, au lieu de rétablir en guise de fin heureuse ce qui serait, chez d’autres cinéastes, une vérité honnête de la fiction, ouvre ici sur la mise en doute d’une valeur qu’on croyait sûre : les six marines ne sont peut-être eux-mêmes que des fakers, et le film se termine sur un portrait encadré du père Truesmith, ce « vrai » héros, dont on ne sait pas, évidemment, sur quelle montagne de mensonges s’est bâtie sa légende.
Il y a aussi le personnage du maire sortant, bonhomme joufflu, cigare au bec, gigotant aux quatre coins de son bureau (comme n’importe quel politicien américain), qui se répand en un flux continu de mots visant à certifier son humilité, son honnêteté et son authenticité, répétés à saturation tant et si bien que les mots mêmes semblent n’être plus que des slogans. Il y a d’ailleurs ce moment extraordinaire durant lequel la prétendante de Woodrow, également secrétaire du maire, glisse au sein d’une phrase qu’elle adresse au héros les termes exacts de la rhétorique du maire, entendus quelques scènes plus tôt et rapportés à l’identique dans ce nouveau contexte pourtant très différent, comme une formule publicitaire qu’on retient et qu’on fait circuler malgré soi, et l’on assiste à la formation de ce qu’on appelle aujourd’hui des éléments de langage. Mon premier réflexe fût de penser qu’elle ne l’a pas fait exprès, mais dans un film à ce point borné à la surface de l’écran, il n’y a pas plus d’acte manqué qu’il n’y a d’intentionnalité. Rien n’est dedans, dessous, derrière ; pas d’envers du décor. Tout est là – empire du visible – à mentir joyeusement sous nos yeux ; une vaste publicité qui ne vend rien d’autre qu’elle-même et l’assume jusqu’au bout, ne cessant pas d’enfler dans une irréversible positivité.
Andrew Warhola, modèle de héros d’occasion tel que Sturges aurait pu le fabriquer, disait ceci : « C'est les films américains que je préfère, je les trouve très bien, très clairs, leur surface est formidable. J’aime ce qu'ils ont à dire : ils n’ont vraiment pas grand-chose à dire et c’est pour ça qu’ils sont si bons. Je trouve que moins une chose a à dire et plus elle est parfaite. » et puis cela « De toute façon, je ne lis pas grand-chose de ce qui s'écrit à mon propos, je regarde seulement les photos dans les articles, ce qu'on dit de moi n'a aucune importance ; je lis seulement la texture des mots. Je vois tout comme ça, la surface des choses, une sorte de Braille mental, je passe seulement mes mains sur la surface des choses. Je me considère comme un artiste américain ; je me sens bien ici, je trouve que c'est formidable. C'est fantastique. »