Voilà un film qui renverse la question de la joie militante telle qu'elle préoccupe nombre de camarades aujourd'hui, puisqu'il s'agit non plus d'injecter de la joie dans la lutte mais au contraire de voir advenir quelque chose qui s'apparente à une militance, une forme d’activisme (d’abord mineure, termite, dans les films de Capra, puis de plus en plus consciente d’elle-même à mesure que croît son expérience de cinéaste en parallèle du fascisme en Europe) et ceci depuis une joie pour rien, « gratuite » si l’on peut dire, dès lors que cette joie-là est partagée.
Capra est parvenu à matérialiser l’énergie de l'enthousiasme, qui gonfle les joues de ses personnages, fracasse des portes et se dépense torrentiellement jusqu’à la contagion. Mais cette contagion ne s’opère que s’il y a du jeu. On voit bien que l'enthousiasme solitaire est porteur pour l'individu, mais l'entraîne à fondre sur l'autre et se heurter à sa résistance (c'est le gag de la fille qui court et se prend en pleine poire l'homme qu'elle n'avait pas vu) ou décharger son énergie à perte (Mr Smith qui s’effondre d’épuisement après son interminable discours au Sénat). Pointer la naïveté démago de Capra, c’est, d’une part, se rendre sourd à la violence inouïe de la guerre sociale qu’il est l’un des rares à rendre aussi palpable, mais c’est aussi ne pas voir que la contagion « naïve » ne se fait pas en un claquement de doigt par une espèce de bonté humaine qui serait naturelle, mais nécessite quelque chose qui parfois prend du temps à advenir – il s’agit de faire monter le niveau de l’eau jusqu’à faire sauter les digues –, à savoir l’entente, le jeu ; ce mouvement de distension par coopération (à deux ou davantage) qui mène à un état commun de pétillement et de légèreté depuis lequel il devient plus facile de faire un pas de côté par rapport à tout ce qui nous institue socialement. Ce jeu est une nouvelle dynamique sociale en acte, à échelle plus ou moins réduite (telle qu'au théâtre évidemment, mais pensez aussi au jeu d'une corde qui se dénoue, et à l'éventail des gestes possibles entre serrer fort et distendre complètement) ; il instaure une socialité fluide qui vient huiler la vieille mécanique de l'appareil social.
Il me semble que c’est de ça qu’il s’agit dans ce film, dont on pourrait penser un peu vite qu’il fait de la propagande pour l'entrepreneuriat à l'américaine, car le petit couple passe en quelques plans du statut d'ouvrier à celui de patron d'une boîte en plein boom, à la faveur de la fameuse « idée originale » que cherchent tous les arrivistes (en l'occurrence : vendre les bons sandwichs faits maison par Molly aux ouvriers qui ont en marre des sandwichs à la chaîne du géant ABC). Sauf que cette entreprise qui monte et les sous gagnés grâce à elle, une fois assurés les besoins nécessaires à un train de vie décent, deviennent en fait un prétexte pour retrouver l'assentiment du père, patron de ABC, qui refusait catégoriquement que son fils Andy se marie avec cette Molly, parce qu’elle est une pauvresse*. Celle-ci se sert d'ailleurs de la position de pouvoir acquise grâce à son nouveau statut de patronne pour faire tourner le père en bourrique, avant d'accepter de lui vendre son entreprise naissante afin de pouvoir enfin vivre tranquillement et confortablement avec son nouveau mari.
On aura vu l'entreprise faire fortune à toute allure, l'usine se monter en deux plans, et Capra s’amuse même d'une certaine séduction, avec la vision idyllique des ouvrières usinant des sandwichs à la chaîne, mais ce n'est pas tant pour faire la publicité du rêve américain que pour mieux l'envoyer valser joyeusement quelques minutes plus tard. Molly se fiche de vendre son usine ou de dévoiler son secret de fabrication, qui d'ailleurs ridiculise une dernière fois le père ABC au passage, puisque le seul secret est de garnir le sandwich d'une tranche de jambon plus épaisse (ABC, traquant la plus-value, avait progressivement diminué la portion, devenue rachitique).
Mais tout ceci a bien peu d'importance face au petit manège complice du jeune couple, qui s'étend sur une durée bien plus longue, avec un réel plaisir de l'étalement, là où la jouissance entrepreneuriale en tant que telle est ellipsée au maximum. Lors de cette longue séquence finale, Molly jubile de faire patienter le patron d’ABC, berné, tandis qu’Andy lui indique quoi faire à travers la vitre derrière lui, allant jusqu’à placer cote à cote des boulons représentant une addition de 0 pour augmenter la somme à réclamer à son père. Et c’est précisément cette complicité dans le petit jeu aux dépens de la figure d'autorité qui sert de moteur à la relation du couple (comme dans New York - Miami quand Colbert et Gable miment une dispute au petit déjeuner pour faire croire aux policiers qu'ils sont un couple de vacanciers, alors qu'ils viennent à peine de se rencontrer, et que la mise-en-scène complice de cette dispute pose les bases d’un jeu à deux possible qui fondera le mariage à venir). Plus tôt dans le film, c’est déjà quand Andy comprend que Molly, le rejetant, est en train de jouer un rôle (elle l’aime mais le quitte pour ne pas créer de problème avec son père, précisément) que leur relation devient légitime : il entre dans son jeu, dorénavant ils jouent ensemble, voilà la preuve d’amour.
Et, à la fin, la dynamique d'emballement ludique est telle qu'on se fiche bien de la production à la chaîne de sandwichs ou du gros chèque que le père a fini par signer ; sa façon de s'accrocher aux sommes qu'il négocie apparaît même comme risiblement dérisoire, tandis que l'enthousiasme et le jeu se propagent d’une façon étincelante. On aurait tout aussi bien pu faire sauter l'usine en guise de conclusion, si on était allé chercher la dynamite qui se cache au fond de cette force subversive.
Dans Rain or Shine, quelques années plus tard, Capra confie au génie cabotin de Joe Cook le soin de tout casser – jusqu’à sa propre bienséance, renversée comme une crêpe, et à la machinerie du récit conventionnel, tiré puis éclaté comme une bulle de chewing-gum – ; il provoque grève et émeutes mais transforme presque malgré lui une victime en compagnon de jeu, et les deux clowns continuent leur scène infinie sur les braises encore chaudes de leur cirque incendié.
*il y a, au début du film, cette idée burlesque à pisser de rire des enfants qui sortent du bain pleins de mousse et que la sœur rince avec avec un arrosoir en se penchant sur un tabouret – idée redoublée de sa conséquence matérielle directe : le plancher se trouve imbibé d'eau et ça fait une flaque depuis le plafond de l'appartement du dessous