Naufrage d’un cinéaste, trahison d’une cause
Spike Lee n’est plus un cinéaste insurgé.
Il est devenu un professeur moralisateur, embourgeoisé, un gardien de musée chargé de réciter une mémoire noire édulcorée, falsifiée, qui défigure l’histoire et piétine son propre héritage. Hier, j’ai vu Highest 2 Lowest. Et ce que j’ai vu n’était pas un film : c’était un renoncement, une capitulation en bonne et due forme.
Ce film, soi-disant adaptation d’Entre le ciel et l’enfer (Tengoku to Jigoku) d’Akira Kurosawa -chef-d’œuvre où la caméra est scalpel, arme, rébellion- est réduit ici à un champ-contre-champ mécanique, plat, sans souffle, sans audace. Kurosawa filmait la lutte des classes, mettant en scène un riche industriel et son jardinier, explorant les fractures sociales avec une intensité bouleversante. Spike Lee, lui, vide l’histoire de sa substance. Il remplace la critique politique par un catéchisme moralisateur : bons contre voyous, érudits contre incultes, culture savante contre culture de la rue.
Au centre de ce sermon bourgeois : deux figures noires dressées l’une contre l’autre.
D’un côté, un rappeur de la street, brut, cru, revendicatif. De l’autre, une chanteuse débutante, idéalisée comme une icône « respectable », à la manière d’Etta James. Mais au lieu de rappeler la tragédie d’Etta -mulâtre née d’une mère de treize ans, père blanc inconnu, abandonnée et élevée dans la misère- Spike Lee gomme toute aliénation, efface la douleur, pour imposer un symbole de réussite intellectuelle et morale, nourrie d’une culture afro-américaine élitiste. Le message est implacable : la culture de la rue est inférieure, la misère est un choix, la révolte n’a pas lieu d’être. Voilà le renversement : un cinéaste noir qui nie les déterminismes sociaux et dépolitise l’histoire du ghetto.
La scène du premier face à face est une gifle.
Face-à-face entre David King (Denzel Washington, autre papy noir sanctifié par Hollywood) et Archie / Yung Felon (A$AP Rocky). Washington lâche : « Il est où ton père ? » Comme si l’absence paternelle suffisait à expliquer la délinquance. Comme si les ghettos, les prisons, le racisme structurel, la pauvreté organisée par l’État n’existaient pas. Réduction obscène : la misère n’est plus une construction politique, mais une faute individuelle. Et Spike Lee enfonce le clou : les Noirs « respectables » non seulement méprisent les voyous, mais leur cassent la gueule quand ils veulent . Une déclaration de guerre de papys noirs embourgeoisés contre leur propre communauté.
Ce discours est celui des élites noires domestiquées.
Une morale bourgeoise, hypocrite, qui détourne le regard des vrais responsables : institutions, système, hiérarchies sociales. Spike Lee, jadis voix de la contestation, se fait aujourd’hui griot officiel de la réussite capitaliste noire. Chez lui, l’émancipation n’est plus révolte, mais mimétisme : non plus Picasso, mais Basquiat sous vitrine ; non plus Malcolm, mais Obama en poster. L’élitisme le plus médiocre.
Le naufrage est double : esthétique et moral.
Spike Lee a troqué sa force visuelle et sa provocation politique pour un sermon convenu, aseptisé, docile. Ce n’est pas la vieillesse qui signe sa chute, mais l’embourgeoisement. Kurosawa filmait la lutte des classes : riche contre pauvre, pouvoir contre nécessité. Spike Lee substitue à cette tension sociale une guerre morale interne à la communauté noire. Il ne filme plus l’oppression : il filme les sermons des papys noirs qui jugent leur propre peuple depuis les hauteurs de leurs vérandas perchées sur la skyline de Manhattan.
Spike Lee ne fait plus du cinéma engagé : il fait de la morale.
Il a abandonné la révolte, trahi ses personnages, déserté la politique, et s’est fait le geôlier idéologique des siens.
Ce n’est pas la vieillesse qui est un naufrage.
C’est l’embourgeoisement. C’est la métamorphose de Spike Lee et de Denzel Washington en papys noirs de salon, esclaves de maison chargés de tenir le fouet contre leur propre communauté.