Le mot hostile, si l'on interroge la racine latine, évoque autant l'ennemi, l'opposition que l'étranger, deux versants essentiels de ce western crépusculaire, où le capitaine Blocker doit escorter avec son équipe la famille d'un chef cheyenne-l'étranger donc-qui est aussi son ennemi juré. Le rapport à l'autre et les rapports violents et brutaux que le film va développer sont au cœur même de ce titre laconique. Mais de manière indirecte, la même racine qui a donné hostile a aussi donné des mots comme hôte ou hospitalité : ce lointain lien linguistique est parlant dans le cas du long-métrage, où la frontière entre ennemi et ami, étranger dont on se méfie et hôte que l'on protège jusqu'au bout, va être ténue. Car c'est bien le trait majeur du film que ce jeu constant sur la nuance, le double sens, l'inattendu.


La réussite d'Hostiles c'est cet art du pas de côté : au manichéisme habituel du western, on oppose des personnages denses, contrastés, qui ne peuvent se résumer à des qualités monolithiques. Les vrais ennemis ne sont pas ceux que l'on croit, le capitaine de cavalerie-personnage iconique de western-s'oppose presque plus souvent à des blancs (trappeurs, propriétaires terriens) qu'aux indiens avec qui il chevauche. Le terme indien, dans le cas de ce film, est d'ailleurs impropre. En effet, Scott Cooper échappe aussi au manichéisme en n'essentialisant aucun des deux camps : en se basant sur une réalité historique attestée, les rares combats qu'il y a contre des Indiens, c'est contre des Comanches, non contre les Cheyennes, ici leurs alliés. C'est ainsi que les deux camps habituels et prétendument unifiés sont montrés dans leur diversité, leurs conflits... On a donc une variation notable par rapport aux standards du western. Mais il faut encore s'appesantir sur la question générique.
L'histoire se passe en 1892, ce qui signale déjà le côté un peu anachronique de ce western, car ce n'est plus le cadre du western classique (on fait d'ailleurs référence, dans le film, à Fort Alamo, épisode légendaire du Far West, ce qui indique que l'on fait déjà référence à un âge d'or, qu'on est après...), on est déjà au tournant du siècle.


Scott Cooper signe donc un film profondément élégiaque, un western de l'après-western, un film de deuil, et pas seulement parce que le film est rythmé constamment par les enterrements et les morts en tout genre. En effet, l'essentiel dans le film a semble-t-il déjà eu lieu : on ne sait rien de la vie de la famille de l'héroïne, ils entrent en scène dans le film pour disparaître aussitôt ; tous les personnages masculins vivent dans le souvenir, dans leurs guerres et leurs faits d'arme passés. L'époque épique et glorieuse des combats sanguinaires entre cavalerie et Indiens semble passée, on est déjà au temps des réserves. C'est ce qui permet au film d'user de la surprise, de l'inattendu : l'uniforme de Christian Bale laissait penser à un film sur la cavalerie mais, c'est une cavalerie moribonde, une colonne de survivants décimés les uns après les autres, une cavalerie qui, à l'instar du fidèle compagnon du héros, s'interroge sur ce qu'elle a fait par le passé, se rendant bien compte que l'on est "tous coupables". De même, la scène d'ouverture, brutale, très rythmé (à rebours du rythme très lent du reste du film), pouvait laisser penser à un film de vengeance alors que tout l'enjeu du film sera plutôt de parvenir à la compassion et au pardon. Hostiles joue donc constamment sur nos attentes et nos réflexes de spectateur. L'aspect road-movie de ce western pouvait aussi nous faire attendre une succession d'embûches, des scènes d'action spectaculaires, hors il n'en est rien : il y a bien quelques scènes d'action, mais toujours tempérées par de longues scènes dialoguées et, bien que toujours meurtrière, l'issue de chaque scène de combat est assez attendue. Le paroxysme est atteint lors du combat final


qui, bien que sanglant lui aussi, n'a aucunement l'ampleur, l'esthétisme, le panache des finales de Sergio Leone : ce sont des adversaires contingents, bêtes et minables, sans épaisseur, qui déciment un peu plus les rangs. Aucun esthétisme de la violence ici, juste un grand sentiment d'absurde.


On est donc plus près du Coeur des ténèbres de Conrad, du voyage psychologique vers quelque chose d'enfoui, de profond, que du voyage initiatique basée sur des épreuves de force. Hostilité intérieure plus qu'extérieure.


Comme on l'a dit, le convoi mené par Blocker est davantage un convoi de morts-vivants, de survivants malades ou à bout de force physique et morale (à compter, au premier chef, par Blocker lui-même, qui hésite à se mettre une balle dans la tête dès le premier quart d'heure du film), qui tombent doucement les uns après les autres. Beaucoup de morts donc pour un film à l'intrigue plutôt restreinte, beaucoup de morts et beaucoup de larmes aussi : on ne compte plus les personnages qui pleurent, qui s'effondrent. Hostiles est un film d'hommes et de femmes brisés, brisés par la violence, la guerre interminable (à cet égard, la scène entre Blocker et son ami au tout début du film, sur leur nombre d'années passé dans l'armée donne le la). La violence, l'adversité, les traumas sont donc partout, se lisent sur tous les visages mais cette guerre a de surcroît un effet encore plus pervers, celui d'ostraciser, d'isoler un ensemble d'hommes qu'une même violence a uni, dans une fraternité macabre : Blocker déteste peut-être les Indiens au début du film, mais il déteste encore plus les naïfs, les ignorants qui, comme le journaliste présent lorsque le colonel lui présente sa mission ou la femme apologiste des Indiens, n'ont pas vu ni vécu ce que lui a enduré pendant des années. Rien ne sert de parler, d'expliquer pour le taiseux Blocker : ce n'est finalement qu'avec quelques camarades et, surtout, son plus vieil ennemi, le chef cherokee qu'il escorte, qu'il peut partager une vie dédiée à la barbarie...Un parallèle se tisse ainsi entre les deux anciens adversaires, tous deux isolés, avares de parole, remplis d'une violence ancestrale toujours prête à ressurgir.


Il n'empêche qu'à la fin du voyage, Joseph (!) Blocker a évolué, a avancé : il apparaissait face caméra, stoïque, regardant impassible un indien se faire martyriser, le film se termine avec Blocker de dos, à la queue du train qui emmène cette femme qu'il admire par sa force d'âme sans bornes. Il n'est plus seul, il rejoint une communauté de vivants et va ainsi peut-être élever le petit-fils de celui qu'il semblait haïr sans bornes au début du film.
Dans Au coeur des ténèbres, les célèbres derniers mots de Kurz étaient "l'horreur, l'horreur", ce sont aussi ceux qui résonnent à la fin du film, mais ici au moins, le héros s'est purgé de sa haine, de son hostilité-envers lui-même et envers l'étranger-et il quitte cet Ouest plein de sang pour Chicago.

Lowry_Sam
9
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le 16 avr. 2018

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Sam Lowry

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