« Asa Nisi Masa » : Sésame ouvre-moi

Le grand tohu-bohu, le (beau) désordre, la confusion, les fanfares débordant de trombones et de caisses claires, les fantasmes de femmes indomptables et de fouet viriliste, le cirque, ses jongleries et les mensonges d’opérette hurlés à tout-va en faisant du cinéma, en faisant son cinéma... Dans Huit et demi, le fard impressionne, fascine, et fait office de paravent pudique à la mise à nu de l’homme. Celui qui, enfin, avoue tout, regarde dans les yeux son ego et dépose le genou à terre en murmurant, dans une prose filmique délicieusement renouvelée, ces mots habituellement réservés à l’intimité : pardonne-moi.

Bien souvent, on explique le titre mystérieux du film de manière assez basique : il s’agit du huitième film et demi de Federico Fellini, son épisode de Boccace 70 comptant en quelque sorte pour la moitié d’un long-métrage. Le chiffre évoque aussi l’infertilité artistique, avec cette gestation incomplète qui contraint l’auteur à conserver l’œuvre dans son ventre. Mais on peut y voir aussi l’allusion à une sorte d’entre-deux insatisfaisant, comme le vit le personnage principal dans le préambule, coincé dans un embouteillage entre le huit et le neuf, entre sa femme (apparaissant devant le panneau 88) et sa maitresse (le bus 99). La corrélation se fait, bien sûr, entre Fellini et le personnage de Guido, incarné par Marcello Mastroianni, entre son désir de recoller les morceaux avec son épouse Giulietta et ce puzzle poétique qu’est Huit et demi. Si le film confirme les velléités esthétiques de la Dolce Vita, rompant ainsi définitivement avec les habitudes néo-réalistes de l’époque, il offre surtout à Fellini la possibilité d’imager ses angoisses les plus profondes, sa peur de perdre son cinéma, sa femme, le sens de sa vie. Huit et demi n’est pas un simple film sur la création artistique, c’est une déclaration d’amour qui prend un langage universel et novateur pour s’exprimer.

Et c’est tout d’abord à travers la beauté plastique qu’elle s’exprime ; la fascination pour l’objet visuel précédant l’attention et l’écoute. Une fascination qui doit beaucoup au travail de l’équipe technique, comme l’illustre scénographe Piero Gherard et le directeur photo Gianni di Venanzo, dont les productions vont façonner un univers gagné par l’étrange et le surréalisme (les postures chapeautées méditatives et mélancoliques ; les décors à la blancheur onirique virginale comme le signe d’une renaissance ; le tableaux hyperboliques dans lesquels un artiste en pleine crise de la quarantaine se refuse à délaisser l'enfant qu'il a été...). Si dans La Dolce Vita la poésie couvait sous le réel, cette fois-ci c’est tout le film qui oscille entre poésie et magie : le « Asa Nisi Masa » répété par les enfants pour activer leurs rêves devient le « Sésame ouvre-toi ! » du cinéaste.

Mais si la porte s’ouvre comme par magie, c’est bien par l’intermédiaire d’une caméra allègrement subjective que nous pénétrons dans l’intimité et la psyché du cinéaste. Une caméra dont les mouvements harmonieux, mélodiques mêmes puisqu’ils épousent le rythme d’opéra célèbre (La Chevauchée des Walkyries de Wagner, Casse-Noisette de Tchaïkovski...), en viennent à dessiner à travers l’écran un cercle au centre duquel siège, prisonnier et soumit au regard du monde, le pauvre Guido (les producteurs l’assaillent, les curistes le dévisagent...). Par la forme, Fellini nous expose ainsi ce qui sera l’un des principaux enjeux du film, à savoir la capacité du personnage à s’extraire du cercle sans issue afin de redevenir maitre de cérémonies du tumultueux tourbillon de sa propre vie.

Mais avant cela, c’est le réalisme même de l’image qu’il malmène afin de rendre tangible à l’écran ses rêves ou cauchemars, ses aspirations ou angoisses. La caméra prolonge ainsi son regard et nous fait percevoir sa réalité transfigurée, comme lors de la séquence de l’ascenseur où le jeu des clairs-obscurs fait surgir un confessionnal piégeant Guido avec une assemblée de prêtres. Plan après plan, la forme filmique s’exprime comme un personnage à part entière, usant d’une grammaire pourtant familière (travellings soignés, superposition musicale...) pour donner à un réel désespérément terre-à-terre des airs véritablement extraordinaires. À l’image du personnage principal durant le préambule, c’est le cinéma moderne qui vient soudainement de prendre son envol.

Œuvre fascinante d'une complexité et d'une intelligence folles, où la mise en abyme débouche sur le « méta cinéma », Huit et Demi séduit également par sa capacité à évoluer dans une direction bien plus intime, émouvante même, en évoquant notamment la relation boulimique et frustrée du cinéaste avec la gent féminine (un tableau que complétera Juliette des esprits, son premier film en couleurs). Une parole intime, cependant, que Fellini s’efforce à rendre la plus universelle possible en passant par le registre des rêves et des souvenirs d’enfance : il n’est pas question de convoquer un sentiment nostalgique qui lui serait personnel (car lié à sa propre enfance), mais bien de passer par ce langage commun qui est celui de l’humain qui a dû composer avec une enfance, des parents, des rêves doucereux et des espoirs déçus...

Ainsi, les souvenirs d’enfance de Guido, répertoriés dans deux scènes magnifiquement composées, expriment une vérité à la portée collective. La première d’entre elle nous montre le jeune garçon soigné tendrement par sa mère, avant de le retrouver au côté de sa sœur pour quêter un trésor mystérieux, un trésor qui prendra rapidement l’aspect d’une silhouette féminine. Une femme que l’on retrouvera fort logiquement dans la seconde séquence, lorsque la danse lascive de la Saraghina (la diablesse) fera émerger une première émotion érotique qui sera réprimée par les représentants religieux. Ce n’est pas seulement la psyché fellinienne que nous découvrons, mais bien celle d’une Italie tiraillée entre la figure féminine (la mère, la tentatrice) et l’ordre religieux (la morale, l’interdit). Le rêve dans Huit et Demi, c’est la réunion du sacré et du profane.

Pour exorciser les pièges de l’enfance, comme le dira l’intellectuel Daumier (Jean Rougeul), « il faut en finir avec les symboles, la pureté, l’innocence ». C’est pour cela que Fellini se met à nu symboliquement parlant, mettant en scène sa propre infidélité et ses démêlés conjugaux : si Claudia Cardinale représente ici une sorte d’idéal féminin, Carla, la maitresse de Guido dans le film, renvoie à la propre maitresse de Fellini, tandis que les scènes entre Guido et Luisa évoquent de manière évidente les disputes conjugales entre Fellini et son épouse Giulietta Masina... D’aucuns trouveront sans doute impudique un tel étalage public, mais la manière avec laquelle Fellini traite sa crise existentielle et conjugale, en ayant recours à différents stratagèmes de mise en abyme, contribue à rendre le geste aussi émouvant que sincère.

Une émotion véritable qui nous assaille, d’ailleurs, dans la dernière partie du film, lorsque Fellini/Guido demande pardon à sa femme : comme dans le final de La Dolce Vita, on retrouve une plage qui est cette fois-ci transformée en plateau de tournage. Une plage sur laquelle Mastroianni semble une nouvelle fois perdu, oubliant même le sujet de son film, le sens de sa vie, avant que la caméra lui donne la réponse à toutes ses interrogations, la solution à toutes ses angoisses, en révélant l’espérance inscrite sur le visage de son épouse. Les craintes d’antan peuvent alors être exorcisées, la divine Claudia Cardinale peut être reléguée au rôle de simple figurante, Luisa entre de nouveau dans la fanfare dirigée par Guido, sous la musique de Nino Rota. Un pardon qui aura d’autres conséquences puisque, quelques années après, Fellini offrira à Giulietta Masina l’un des plus beaux rôles de sa carrière avec Juliette des Esprits (1965), le film où les rêves de femmes ont définitivement pris le pouvoir.

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le 19 mars 2023

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Procol Harum

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