Ceylan est un cinéaste fascinant. Il était une fois en Anatolie est une œuvre trouble et onirique, qui adopte un fond politique clair tout en y inculquant une forme magnifique dans ses cadres et son rythme d'une grande maitrise.


La ruralité de certaines zones de la Turquie permet à Ceylan de développer des personnages représentant les conditions sociales et matérielles d'existence dans ce genre d'endroits. Au travers de la recherche d'un corps dans la campagne montagneuse avec les deux responsables du meurtre, le film adopte un ton parfois cynique et drôle, dans l'amateurisme dont font preuve les policiers dans cette recherche. Mais cet amateurisme se justifie dans le précarité, le manque de moyens, l'isolement qui amène ces personnages à vivre dans des carcans sociaux, à être impressionné par la hiérarchie de pouvoir représentée par le procureur et le docteur. Deux personnages représentant une classe sociale différente mais aussi une hiérarchie dans les rapports de force et le rapport aux autres et aux modes de vie différents, les deux provenant de grandes villes. Mais cette force déséquilibrée s'illustre aussi par le maire d'un petit patelin abandonné, dans lequel ce dernier souhaite davantage installer une belle morgue pour faire revenir les gens dans le village, que de s'occuper de l'accès à l'eau et à l'électricité. Dans cette séquence se dresse d'ailleurs aussi l'invisibilisation de la femme, perçue comme reculée, ne fréquentant pas les hommes et ne mangeant pas à leurs tables. Cette vision conservatrice et patriarcale dresse des portraits complexes d'une Turquie vivant avec des codes ancestraux. Ce fond politique qui met brillamment le contraste social que subissent les plus démunis, s'ancre dans cette magnifique première partie nocturne.


En arpentant les routes sombres entourées de plaines, sous une météo menaçante avec un vent violent annonçant une grosse averse, le jeu des phares de voitures, seules repères lumineux des séquences avec celle de la lune, offre un aspect formel sublime et presque onirique. Comme une bulle qui entoure les personnages et fait naître une poésie qui s'invite lors de dialogues très concrets. Cela s'illustre par une impressionnante maitrise du cadre et du jeu sur le champ et le hors champ. La façon qu'a Ceylan de jouer avec les rares mouvements de caméra rend ces derniers très organiques. Le moindre travelling suscite comme une pause dans le temps qui pousse les personnages à rentrer dans des profondeurs métaphysiques. Ce procédé se retrouve très bien aussi dans son dernier en date, Les Herbes Sèches, qui usait de la photographie pour donner naissance à un peuple reculé. Ces incroyables séquences nocturnes sont aussi englobés dans ce vent laissant présager comme une force invisible qui fait bouger les feuilles, les cheveux, les objets. Le mouvement est au centre du film, comme pour illustrer une force qui condamne les personnages à faire ce qu'ils font et à aller où ils vont.


La deuxième partie du film, en journée, met bien plus en avant l'amertume de cette mission de recherche, laisse transparaître la corruption et les conflits d'intérêt que suscite des relations internes et des proximités. Même si ce n'est qu'une interprétation puisqu'on ne saura jamais vraiment pourquoi les meurtriers ont tués leur ami. C'est juste si brillant de ne jamais apporter de morale sans pour autant humaniser des personnages qui ont un mauvais fond. C'est par la poésie de la complexité de l'individu, que Ceylan parvient néanmoins à dresser justement un contexte social qui amène les inégalités et les comportements systémiques des personnages.


Il était une fois en Anatolie dispose d'une écriture sublime, de dialogues qui donnent à chaque personnage leur singularités dans ce monde abandonné. C'est une poésie à ciel ouvert, amer, drôle et tragique, qui met brillamment en scène les conditions sociales des personnages en les montrant comme des condamnations, comme une fatalité inévitable. A l'instar aussi de ces femmes, peu présentes dans le film mais qui à elles seules et de par leurs tristesses, illustrent le contexte politique dans lesquelles elles vivent. Leurs silences marquent profondément, tout comme ce chemin et ce récit vains, qui n'apportent aucune solution, mais dressent des portraits qui représentent tout un pays, dans une forme qui transpire le cinéma à chaque plan.

Guimzee
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le 29 févr. 2024

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