Plein d'illusions, Lucien de Rubempré (Benjamin Voisin, excellent) arrive à Paris, persuadé qu'un éditeur acceptera de publier ses recueils de poèmes, et qu'il y trouvera la renommée. Mais face à la difficulté de se faire éditer, il accepte d'écrire des critiques pour un journal satirique libéral... Petit-à-petit, il pénètre dans un monde fascinant où la vérité n'existe plus, et où tous les moyens sont bons pour dominer les autres. Au risque de se brûler les ailes...


Voilà quelques années que le cinéma français s'est à nouveau mis à apporter un soin tout particulier aux films en costumes et c'est génial. Illusions perdues en est un nouveau jalon important, une nouvelle preuve qu'aujourd'hui, quand on s'en donne la peine, on est bel et bien capable de renouer avec le génie des Rappeneau et des Broca de la grande époque. Qu'on sache faire une belle reconstitution historique, d'accord, mais en plus, ici, c'est fait avec un goût exquis, où l'on peut être sûr que Balzac retrouverait tous ses petits.
N'ayant pas lu le roman, je ne saurais me prononcer sur la fidélité du film au matériau originel. Il est évident que, comme toute adaptation, Illusions perdues doit faire des choix, sacrifier des sous-intrigues et des personnages, malgré sa durée pourtant importante de 2h30. Mais reconnaissons-le, aucune minute de ces 2h30 n'est gâchée, Xavier Giannoli livre ici un de ces films complets et ultra-denses dont il semble avoir le secret.


S'il fallait choisir une seule oeuvre récente pour résumer l'élégance à la française, Illusions perdues serait sans doute un des meilleurs candidats. Sans avoir lu le roman initial, je peux affirmer que l'esprit de Balzac est partout dans ce film. Les personnages semblent retranscrits avec un très grand soin, incarnés par des acteurs au talent fou. Si cela fait plaisir de voir qu'en 2021, après pas mal d'errances, Gérard Depardieu est toujours un aussi grand acteur, que Cécile de France n'a rien perdu de son charme, et que Jeanne Balibar joue mieux que jamais les serpents, c'est avec une belle surprise que l'on découvre la révélation de ce film, Benjamin Voisin, entrer en fanfare dans la cour des grands, que l'on voit l'ex-mollasson Vincent Lacoste nous offrir une prestation absolument impeccable en jeune cynique libéral à la mode XIXe ou que l'on admire l'aisance inattendue avec laquelle Xavier Dolan s'immisce dans un film d'époque. Si Illusions perdues possède une telle force, c'est bien évidemment d'abord à tous ses acteurs et à leur implication extrême qu'il le doit.
C'est aussi, bien sûr, au talent de son réalisateur Xavier Giannoli. Celui-ci s'étant fait une spécialité dans les films sur l'imposture (un faux chef de chantier dans A l'origine, une homme quelconque qui devient une star sans avoir rien fait dans Superstar, une fausse diva d'opéra dans Marguerite, un miracle douteux dans L'Apparition...), cette adaptation de Balzac ne déroge pas à la règle. Le scénario de Giannoli nous plonge d'une manière hallucinante dans le Paris de la Restauration. Pas à pas, le spectateur est emporté dans une folle mascarade, un immense théâtre grandeur nature, où chacun doit jouer son rôle correctement sous peine d'être éjecté de la scène. Opérant de manière évidente mais géniale le parallèle entre le monde de l'art (littérature et théâtre), où se trouve paradoxalement le Vrai, et le monde réel, dominé par le règne du Faux, Giannoli détruit un par un tous les pans de ce monde factice où la réalité n'est qu'illusion, et où l'illusion ne cache rien d'autre que la réalité.


Cette destruction massive s'opère dans les règles de l'art, et c'est avec une gourmandise non dissimulée que l'on assiste à ce jeu de massacre où, à la fin, rien d'autre ne restera debout que cette croix de cimetière, vestige oublié de la seule réalité qui compte, de la seule réalité que personne ne veut voir...
Si la charge contre la presse et l'hypocrisie du monde politique peut paraître très classique, pour ne pas dire académique, elle se révèle d'une efficacité effarante, tant les mots de Balzac retransmis par de tels acteurs de talent renferment en eux une puissance qui nous éclate sans cesse au visage. A ce titre, la présence de la voix off fait figure de glaive à double tranchant : d'un côté, on est un peu déçus de devoir être ainsi pris par la main pour être immiscé dans un monde fictif où l'image et les dialogues auraient la plupart du temps suffi, mais d'un autre côté, elle donne à entendre régulièrement les mots purs de Balzac, dénués de tout artifice, et quasiment chaque incursion de la voix off dans la narration nous permet d'entrevoir le génie cet auteur singulier. Somme toute, c'est un tel plaisir d'entendre d'aussi jolis textes dans une salle de cinéma en 2021 qu'on n'arrive pas à reprocher le procédé un peu gros à Giannoli.
En dressant le portrait d'une société toute entière bâtie sur les apparences, le scénariste-réalisateur en profite évidemment pour nous dépeindre une société en pleine décadence, une civilisation sur son déclin qui n'est pas sans évoquer une période qui nous est plus familière... Sans jamais grossir exagérément le trait, Giannoli détruit avec un art consommé aussi bien les courtisans qui gravitent autour d'une monarchie présidentielle, pour en retirer de superficiels bénéfices, que la presse satirique pour laquelle la seule vérité qui compte est celle de l'argent et de la provocation.


Ce qui fascine, dans Illusions perdues, c'est qu'on assiste à la fois à la fin d'un monde, celui de l'ordre monarchique, et à la naissance d'un autre, celui du désordre démocratique et républicain, d'un faux ordre capitaliste, mais que cette naissance est finalement déjà une agonie. Ce monde mort-né s'incarne merveilleusement dans la figure de Lucien de Rubempré, qui arrive à Paris plein d'innocence, et qui, du jour où il naît à la vie parisienne, meurt en son for intérieur. Libre à chacun, par la suite, d'interpréter le sens du plan final, ultime lueur d'espoir dans un océan de noirceur, ou bien dernière colonne abattue d'un édifice qui n'a jamais tenu debout...
Si Xavier Giannoli a parfaitement su résumer une grande complexité narrative en 2h30, il n'a pas non plus chômé pour nous offrir un somptueux film d'époque. Ainsi, sa reconstitution de Paris sous la Restauration fourmille de partout, elle est remplie de vie et nous transporte littéralement à une autre époque, dans un autre lieu. Fascinante et répugnante, la capitale révèle un visage ambivalent que le réalisateur sait nous montrer avec un génie visuel impressionnant. Chaque plan est un émerveillement pour les yeux, même quand il horrifie l'âme. Et c'est bien ce qui fait d'Illusions perdues un si grand film : il ne donne pas seulement à voir, il donne à vivre.


Et lorsqu'on a vécu 2h30 au rythme de la respiration et des coups de rein de Lucien de Rubempré, des trahisons royalistes et libérales, des succès et des défaites des uns et des autres, on se dit que, décidément, le monde tourne, mais finalement, il reste toujours le même.
Et qu'il faut être un bien grand artiste pour réussir à tirer de tant d'horreurs une telle beauté qui, gageons-le, restera longtemps inscrite dans les annales du grand écran, et plus longtemps encore dans nos mémoires.

Tonto
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le 16 nov. 2021

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