Le film d'époque est un genre délicat à manier lorsqu'on a l'ambition de s'affirmer comme auteur : décors, musique et costumes vous tirent vers l'académisme. J'avais bien senti ce danger en visionnant la bande-annonce. Et puis, le film ayant été élu en 2021 par les auditeurs du Masque et la Plume, c'est un peu comme pour les Goncourt, je me suis dis : voyons quand même de quoi il retourne. Mes précédents essais avec Giannoli (Marguerite, A l'origine) m'avaient donné le sentiment d'un cinéaste compétent mais nullement doté d'un style, d'un regard. Une impression que confirme cette adaptation de Balzac, dont j'ai quelque peine à comprendre qu'elle ait recueilli à ce point les suffrages des auditeurs du Masque.

Illusions perdues n'appartient pas seulement à la catégorie des films en costumes, c'est aussi un Nième opus de ce que les Américains nomment rise and fall movie, genre dans lequel s'illustrèrent notamment Paul Thomas Anderson (Boogie Nights, There Will Be Blood) ou Martin Scorsese (Casino, Le loup de Wall Street). Mais aussi, récemment, un Tarik Saleh dans La conspiration du Caire... élu en 2022, de façon tout aussi contestable à mes yeux, par les auditeurs du Masque comme meilleur film étranger.

Le film de Giannoli est l'adaptation de la partie centrale du roman éponyme de Balzac, pavé de 1 000 pages que je n'ai pas lu. Une ignorance qui donne généralement au film un avantage au départ, tant il est difficile de se hisser à la hauteur d'une oeuvre littéraire.

Comme dans La conspiration du Caire, on fait connaissance avec le jeune Lucien dans sa campagne, qu'il quitte bientôt pour la capitale. Brillant, ambitieux, il va réussir au-delà de toute espérance, avant de connaître la déchéance et de retrouver la ruralité de son enfance. Rise and fall donc, en bon français. Notre Lucien épris d'idéal reviendra à son point de départ, non sans avoir perdu toute illusion au contact d'un monde frelaté.

Car à l'instar du Bel ami de Maupassant, le roman de Balzac ne se contente pas de nous narrer un destin individuel : il est aussi une charge féroce contre un certain monde, qu'on qualifierait "d'en haut" aujourd'hui, les élites financières et médiatiques. En 1821, deux mondes s'affrontent : les Royalistes, qui ont repris la main à la faveur de la Restauration, et les Libéraux, qui entendent bien faire vivre l'héritage de la Révolution, celui de la liberté d'expression, de préférence irrévérencieuse.

Figurée en couleurs froides, l'aristocratie est un monde figé, accroché à ses privilèges, qui ne juge que selon la naissance et la maîtrise des codes : une infime faute de goût vous trahit impitoyablement. Si Lucien est bien d'extraction noble c’est par sa mère, ce qui, à l'époque, ne vaut strictement rien. La première ambition de notre héros est bien de conquérir cette noblesse, lui qui se prétend "de Rubempré", alors que l'aristocratie dans laquelle il se voit plongé le ramène sans cesse au patronyme de son père, Chardon. La seconde ambition de notre ardent jeune homme est de réussir dans les lettres, d'être reconnu comme poète. Or la reconnaissance littéraire ne passe que par l'aristocratie et Lucien n'y est pas le bienvenu, comme il le constate dès la première scène où il lit son oeuvre face à un salon sceptique. Une autre scène lui répondra, la même lecture mais en fin de parcours, alors qu'il semble s'être fait une place chez les nobles. Le voilà acclamé. Plus dure sera la chute.

Pour monter, Lucien se sera appuyé sur le monde d'en-face, les Libéraux, plus précisément cette presse satyrique garante de la démocratie. Le monde du père contre celui de la mère. A l'univers compassé de la noblesse s'oppose l'énergie joyeuse et foutraque des journaleux, brossé par Giannoli en couleurs chaudes et à un rythme effréné. Cf. la scène assez réussie où Etienne Lousteau (Vincent Lacoste, très convaincant), le tuteur que s'est trouvé Lucien, lui fait traverser le Palais Royal au milieu des prostituées pour l'introduire dans le temple du plus célèbre éditeur de Paris, Dauriat.

Notre jeune homme va y perdre ses illusions : la toute neuve liberté de la presse est déjà totalement corrompue. On monnaye la teneur de ses articles tout en se vendant aux annonceurs, d'autant plus cher qu'on est coté. Pour être coté il faut être lu et pour être lu il faut susciter la controverse. Illusions perdues raconte ainsi ce moment de bascule où l'opinion publique se voit marchandisée : on ne peut que reconnaître ici la loi actuelle des réseaux sociaux, et admirer la lucidité visionnaire de Balzac. Seuls ont changé le vocabulaire (on dit punch line là où on parlait de bon mot, faire le buzz là où on recherchait la polémique) et les outils (Internet a remplacé les pigeons voyageurs).

Giannoli en a bien conscience. C'est peut-être là que le bât blesse, car ce parallèle nous est asséné au stabylo. Certains clins d'oeil sont savoureux (les palmipèdes qui se baladent dans la salle de rédaction, allusion au Canard enchaîné ; les pigeons porteurs de fake news), d'autres assez lourdingues (la mention du Masque et la Plume, l'allusion à Macron comme banquier arrivé à la tête de l'Etat, les filles de joie en allégorie d’une presse qui se vend au plus offrant). Trop appliqué à déployer sa démonstration, le film perd en férocité et en émotion. Sans compter le caractère assez poujadiste d'une partie de la thèse sous-tendue par le film, selon laquelle la critique ne lit pas les livres qu'elle chronique et la presse n'a aucune éthique. En cela, Giannoli flatte plutôt le public dans ses instincts les plus vils : la presse est achetée, une thèse complotiste répandue aujourd'hui, et les critiques sont des imposteurs. On appelle ça de la démagogie, que l'excuse de l'adaptation ("c'est pas moi qui le dit, c'est Balzac !") ne suffit pas à invalider. Le cinéaste règlerait-il ses comptes avec la critique cinéma ? L'hypothèse a été avancée.

Revenons à nos deux sociétés qui s'affrontent : le monde cynique mais bouillonnant des journaleux s'oppose au snobisme plus détaché de l’argent mais sclérosé des nobles. La chair fraiche se vend aux vieux croûtons, mais les pintades se voient parfois renvoyées à leur peau fripée... Au milieu, l’agile et séduisant Lucien, qui intègre vite les codes permettant de se faire un nom, comme les influenceurs aujourd'hui sur le net. Côté noble, il y a Nathan (Xavier Dolan, magnétique et s'exprimant sans aucun accent), un jeune aristocrate en passe d’obtenir le saint Graal, à savoir la reconnaissance littéraire. Lucien oscille entre Etienne et Nathan, l'un lui permettant d'accéder à l'autre par le biais de la renommée. Lorsque la rumeur enflera que le roi va bâillonner la presse, l’opportuniste changera de camp. Mais Giannoli a le bon goût de ne pas en faire un pur salaud (au contraire, semble-t-il, du roman ?) : c’est aussi la blessure de son origine et l’aspiration à l’art qui expliquent le revirement du jeune homme.

Comme en miroir de son tiraillement entre les deux pôles masculins Etienne et Nathan, Lucien est partagé entre ses deux amours, la noble Louise de Bargeton (Cécile de France, plus à l'aise en être sensible qu'en manipulatrice dans Mademoiselle de Jonquière) qui l'a introduit à Paris, et la fille du peuple Coralie, comédienne de basse extraction qui a su l'éblouir au théâtre par la grâce de ses bas rouge vif. Le très réussi Martin Eden de Pietro Marcello, adaptation du chef d’œuvre de Jack London, mettait en scène le même tiraillement amoureux entre une dame de la haute et une fille du peuple.

Tout ce beau monde se retrouve au théâtre, où la réputation d'un spectacle s'achète comme ailleurs. Le travelling longeant le Boulevard du Crime ne peut qu'évoquer Les enfants du Paradis, hommage confirmé lorsque le cinéaste met en scène un Pierrot lunaire. Giannoli y a développé un personnage qui n'est qu'ébauché dans le roman, celui de Singali (Jean-François Stévenin, dont ce fut le dernier film), "faiseur d'ambiance" doté d'une troupe qui hue ou bisse suivant le côté qui a le plus payé. Assez savoureux.

Les 2h20 du film comptent ainsi quelques beaux moments. Evoquons cette scène où Lucien veut dire du bien du livre de Nathan et se fait retourner comme une crêpe par Etienne qui déteste ce dernier (il se sent sans doute aussi blessé de n'avoir pu être reconnu comme écrivain puisqu'il avait la même ambition que Lucien au départ). Un article au vitriol fera bien davantage de bruit qu'un éloge enamouré, lui assure-t-il. L'échange est un sommet de cynisme : le livre est-il intelligent ? écris qu'il est obscur. Il est limpide dans sa narration ? écris qu'il est pauvre. Il est profond ? écris qu'il est prétentieux. Etc. Toute plume de SC a dû ressentir cette ambivalence subjective, ici exprimée avec beaucoup de légèreté.

Ce n'est hélas pas la règle dans le film, qui chausse plus souvent qu'à son tour de gros sabots. Exemple, le personnage de la marquise d'Espard, incarné par une Jeanne Balibar qui en fait des tonnes dans le machiavélisme assassin. Exemple encore, la scène finale où Lucien entre nu dans un lac, sorte de nouvelle naissance puisque notre héros, ayant perdu ses illusions, peut "commencer à vivre" selon la phrase profonde de Balzac. La séquence est très didactique, à l'image du film dans son ensemble.

Quant à la réalisation, elle n'échappe pas à l'académisme qui menaçait le projet. Admettons la voix off puisqu'elle est justifiée par la fin, mais cette musique omniprésente est proprement insupportable, d'autant que c'est un joyeux fourre-tout, mêlant baroque (Bach, Purcell), classicisme (Mozart) et romantisme (Schubert, Chopin) comme si tout cela était du pareil au même. Déplorons aussi les scènes de sexe, peu utiles et qui cochent tous les clichés du genre : soupirs d’extase - invariablement féminins -, positions acrobatiques ici à l’arrière d’une calèche et sueur perlant sur le front.

L'ensemble reste assez bien mené et plutôt captivant, on peut donc comprendre le succès du film en salles. Pour ce qui est du cinéphile, c'est une autre affaire : s'il espérait une oeuvre singulière il aura vu douchées ses illusions.

Jduvi
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le 13 mars 2023

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Jduvi

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