In Jackson Heights est le 43e film du documentariste Frederick Wiseman. Il s’inscrit dans sa lignée de longs documentaires tâchant de dépeindre un paysage américain d’un certain point de vue, très souvent engagé. Il suffit de voir ses choix de tournage pour se rendre compte que Wiseman cherche à montrer ce qu’on ne voit pas souvent, ce dont on ne se rend pas compte. Ainsi, son premier long-métrage, Titicut Follies (1967), s’attache à filmer des internes dans un hôpital psychiatrique pour criminels. Le choix de ce sujet s’accompagne d’une volonté de montrer, simplement, le traitement de ces détenus, maltraités par le personnel hospitalier. Tandis que la caméra montre ce traitement de manière frontale et sans artifice (aucune voix-off ne vient décrire l’image, le discours se crée par le montage), le spectateur souffre de se retrouver impuissant face à cette peine humaine. 50 ans plus tard, voilà que le spectateur souffre toujours devant les films de Wiseman, mais il semblerait que les raisons soient plus inhérentes à la qualité du film qu’à son sujet.


Jackson Heights est un quartier de New-York ultra-cosmopolite, on y trouve différentes cultures, différentes religions, et différentes langues y sont parlées. Wiseman s’attaque là à un vaste sujet, auquel on peut penser que les 3 heures qui composent son film sont totalement justifiées, mais encore une fois force est de constater qu’un long-métrage de 3 heures peut paraître très très long. Wiseman a son style qui consiste en de longs plans filmant un sujet bien souvent en train de parler. Cette esthétique impose un certain rythme au film, pas des plus mouvementés, mais assez sobre, ne cherchant pas à aller directement vers l’essentiel et essayant plutôt de capter ce qui amène à cette chose essentielle. Dans At Berkeley (2013), Wiseman filmait les multiples réunions de professeurs débattant de l’avenir de l’université ainsi que des manifestations, dans National Gallery (2014), Wiseman filmait des présentations d’expositions ainsi que des réunions concernant le futur de la galerie, dans La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris (2009), Wiseman filmait les réunions concernant l’organisation de l’Opéra de Paris… Wiseman aime quand ça parle, les réunions forment le cœur de chacun de ses films et son but est de donner cinématographiquement la parole à qui veut la prendre. Cela s’illustre à travers les quelques séquences où une personne prend la parole en la demandant, car on a posé une question à un groupe (par exemple une femme racontant comment sa famille a péniblement passé la frontière, la parole ayant été simplement donnée et non prise de force). In Jackson Heights se place alors en film démocratique, où la parole est littéralement donnée au peuple. Très peu de séquences sont consacrées à filmer des hommes de pouvoir (on voit rapidement le maire de New-York assistant à une gay pride), les sujets de la caméra sont des êtres humains lambdas tentant de s’exprimer à propos de la survie de leur quartier. En fin de compte, In Jackson Heights avait tout pour être un grand film social, donnant la parole à ceux qui la demandent, filmant les oubliés de grandes réformes… Ce documentaire est un film social, oui, mais comme d’autres Wiseman, il se perd dans sa forme et paraît comme prisonnier de l’esthétique du documentariste ne se risquant pas à innover, restant dans un même style, ceci étant un acte drôlement conservateur pour le démocrate que représente le réalisateur.


Quelque chose est assez frustrant lors du visionnage du documentaire, d’autant plus que ce quelque chose collerait avec le sujet : il manque des discussions toutes simples entre plusieurs personnes dans la rue. Wiseman ne filme que des réunions, il y a bien quelques interludes où il se focalise sur de la musique de rue ou sur un marché, mais cela ne forme en rien le cœur du film qui se trouve dans des monologues incessants autour de sujets importants. Le terme important a son importance (que c’est drôle) car on a l’impression que tout ce qui se passe dans le quartier, tout ce qui est montré, est important. Cela a pour avantage de mettre toutes les actions à égalité, mais il manque une véritable focalisation sur quelque chose « pas important », une discussion entre deux personnes de la soirée de la veille ou ne sais-je. Il y a deux exemples de ce style, avec une personne demandant une prière dans la rue, puis quelques vieilles personnes discutant de pas grand chose. Ces moments arrivent à créer plus de vie que ne le font toutes les autres séquences de réunion. Et c’est bien là le problème, les films de Wiseman sont sans vie, beaucoup trop sages formellement et n’offrant aucune variation sur plus de 3h de visionnage. Beaucoup de débats peuvent être intéressants, comme celui où un vendeur dans une épicerie apprend que s’il n’a pas répondu à un sondage envoyé par lettre concernant le plan BID (un plan de gentrification du quartier augmentant considérablement le loyer et poussant beaucoup de commerces à mettre la clé sous la porte), sa réponse était automatiquement comptée comme positive et non blanche. Cependant, beaucoup de ces passages ont la même mise en scène et le même montage qui, dès la première séquence du film, est bien trop lisible et ne propose rien d’incroyable cinématographiquement parlant. Une personne prend la parole au milieu d’une assemblée, la caméra va capter l’entièreté de son discours puis au montage vont être rajoutés des gros plans de chaque personne présente dans la pièce. C’est presque à croire que Wiseman fait son montage avec un chronomètre tant c’est précis mathématiquement, mais une autre question semble plus importante : quel est le sens ? Bien sûr, la volonté de mettre tout le monde à égalité est quelque chose de cher au réalisateur, et l’on pourrait croire que ce montage n’est qu’une application de sa pensée. Pourtant, et ce n’est pas peu de le rappeler, le film dure 3 heures, 3 heures qui sont, d’un point de vue formel, bien trop calmes, rien ne bouge, il n’y a que des discours… Où est la vie ?


Une séquence a cependant retenu mon attention. Après une victoire de la Colombie à la Coupe du Monde de foot (le film a été tourné pendant le Mondial de 2014), des supporters sortent dans la rue pour manifester leur joie. Ce qui était au départ un moment de liesse se transforme progressivement en un moment de vie braqué par la police qui calme les supporters jusqu’à en plaquer au sol et en embarquer quelques uns. Les policiers prennent de plus en plus de place dans le cadre, et le montage organise la séquence de telle sorte à ce qu’il y ait une sorte de glissement sémantique : de la joie collective des supporters à la prise de force, plausiblement injustifiée, de la police. Ici le film devient fort car par sa forme il permet de mettre en scène ce qui se disait depuis les premières séquences. Seules les images parlent, et l’imprévu a permis à Wiseman et son équipe d’innover, de faire passer un message en sortant de son « cocon de mise en scène ».
Malgré cela, ce passage arrive au bout de près de 2 heures de film. C’est beaucoup trop long et on perd trop facilement le fil de ces longs et interminables discours mis en scène d’une façon bien trop identique.


In Jackson Heights est donc un film triste. Par son propos, certes, mais également par son potentiel. Filmer un quartier aussi cosmopolite et vivant de nature nécessite des prises de risque, et pas un fade exercice de montage consistant à mettre tout le monde sur la même échelle. La vie n’est pas présente dans ce film, et comme les hautes instances de New-York brident la population, à travers notamment des lois de gentrification ou une domination toujours importante de la police, Frederick Wiseman bride ses sujets. Oui, il les laisse parler, revendiquer des situations, mais comment se rendre compte de ce qui est en train de se passer, de la privatisation de l’être dans Jackson Heights, si l’on ne sait pas ce que c’est que vivre à Jackson Heights ? Le constat est alors assez terrible, Wiseman préfère traiter une danse en boîte comme une petite interlude et plomber son film par un énième discours, s’empilant sur d’autres ayant une certaine importance, mais plus aucune valeur au bout de 2 heures de film. Le regard du réalisateur ne semble plus aussi vif que dans sa jeunesse, la caméra est anesthésiée de tout battement du cœur, et la rigueur mathématique du montage ne donne qu’un pauvre aspect robotique à cette œuvre fade. La vie semble loin de Jackson Heights.

NocturneIndien
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le 15 mai 2021

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