Une prostituée en proie à des tourments émotionnels (et peut-être sous l'emprise de la drogue) s'installe devant un écran de télévision et se trouve submergée par une catharsis salvatrice. Contrairement à une spectatrice passive se contentant de vivre par procuration les aventures des différents personnages, elle s'immerge activement dans la fiction en y projetant ses états affectifs et représentations mentales. L'enchaînement des scènes qui nous sont présentées ne suit ni la trame du scénario du film diffusé à la télévision, ni celle des événements extérieurs dans la pièce avec le poste de télévision, mais correspond à la succession des états mentaux qui composent la vie intérieure de la spectatrice. On retrouve ainsi la volonté de représenter l'irruption désordonnée des pensées qui était à l'oeuvre dans la poésie surréaliste (Breton) et le nouveau roman avec la technique littéraire du "flux de conscience" (Woolf, Joyce, Beckett) ou du "monologue intérieur" (Cohen, Faulkner) dont parlait ici Edouard Dujardin : "Le monologue intérieur a pour objet d'évoquer le flux ininterrompu des pensées qui traversent l'âme du personnage au fur et à mesure qu'elles naissent sans en expliquer l'enchaînement logique". L'expérience vécue à laquelle nous assistons se compose alors de perceptions visuelles correspondant à l'œuvre télévisuelle originale mais également de ce qui s'y ajoute et s'y mélange : des représentations mentales incluant le souvenir et l'imagination surgissent et s'enchaînent selon une logique d'association d'idées ; des émotions et désirs inconscients, c'est-à-dire pas directement accessibles par introspection, nous sont suggérés par les choix audacieux du montage, de la mise en scène et de la direction artistique. On y retrouve notamment les espoirs et les craintes de la prostituée en train de questionner ses choix de vie et la réalité de son existence derrière le vernis fictionnel de son rôle social et les faux semblants relationnels qui en découlent. Elle semble d'abord s'identifier au personnage principal de la fiction (joué par Laura Dern), une actrice (sélectionnée pour jouer un rôle dans un film nommé "On High in Blue Tomorrows") également victime d'une confusion entre la fiction (dans la fiction) et la réalité (dans la fiction), notamment concernant sa relation avec l'acteur lors du tournage. Puis, au moment où des prostituées font leur entrée dans la fiction, l'espoir laisse place au ressentiment et la peur à l'orgueil. Enfin, la reconnaissance d'une condition commune engendre une forme de solidarité féminine et de révolte ainsi qu'un questionnement sur le sexe dans les rapports de domination avec les hommes : est-il nécessairement source de soumission et de réification ou peut-il constituer un instrument de prise de pouvoir et de libération ?

A travers cette double mise en abîme expressioniste et surréaliste, David Lynch prolonge sa critique de l'industrie cinématographique hollywoodienne amorcée dans Mullholand Drive et offre sa vision d’un cinéma qui prend au sérieux son spectateur en tant que co-créateur de toute expérience esthétique véritable. En défiant les conventions narratives traditionnelles, il rejette le scénario-récit faisant du cinéma une simple forme de langage véhiculant un sens déjà constitué par des signifiants imposant des signifiés déterminés. Mais il se tient également à l'écart de la pure abstraction dépourvue de tout élément intelligible que serait une forme décorative sans contenu significatif flattant les sens sans rien vouloir dire. Entre ces deux écueils, l'œuvre d'art est constituée de signifiants qui suggèrent un horizon de signifiés qu'il appartient au spectateur de reconstruire (d'où la figure omniprésente du détective dans la filmographie de Lynch) mais aussi d'interpréter en fonction de ses expériences vécues et de ses grilles de lecture symboliques en évolution constante.

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Stolz
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le 30 mars 2024

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Stolz

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