Le Persona, désignant à l’origine le masque des comédiens grecs, est un concept de Carl Jung (que l’on retrouve dans A Dangerous Method de David Cronenberg) qui renvoie à la personnalité sociale qu'on revêt en société. Préférant la sociologie à la psychanalyse, je propose ici une brève interprétation du film à la lumière de l’analyse des interactions sociales chez Erving Goffman (1922-1982) et de la construction de soi chez Georges Mead (1863-1931).
Dans La mise en scène de la vie quotidienne (1956), Goffman pense les interactions sociales à partir de la métaphore de la scène théâtrale, sur laquelle des acteurs jouent des rôles sociaux et accomplissent des performances pour faire bonne impression auprès des autres. Un rôle social est un modèle de conduites considérées comme appropriées, l’ensemble des comportements socialement attendus d'une personne en fonction de son statut et du contexte social. Au cours de la socialisation, chacun intériorise un répertoire de rôles sociaux et apprend à en jouer. Dans Persona, Alma apparaît comme le double social qui dissimule à autrui le soi véritable qu’est Elisabet.
Le conformiste suit scrupuleusement les usages en vigueur, s’adapte à ce qui est conventionnellement approprié compte tenu de son statut et de la situation sociale.
A travers ses jugements, autrui nous informe sur les rôles dans lesquels nous sommes crédibles. Cette reconnaissance tend à renforcer l’investissement dans le rôle social et l’identification au rôle social (renforcement positif). A l’inverse, la non reconnaissance tend à diminuer l’investissement dans le rôle et l’identification au rôle. Dans le cas d’une identification préalable au rôle, la non-reconnaissance peut être source de désillusion et entraîner une remise en question de l’idée qu’on se fait de soi-même. Plus on s’identifie à un rôle, plus on a tendance à agir en conformité avec lui. Réciproquement, plus on agit en conformité avec un rôle, plus on a tendance à s’y identifier (même si cela n’était pas le cas au préalable).
La pratique d’un rôle (ex : militaire) entraine ou renforce les croyances, désirs, émotions, goûts et gestuelles qui y sont attachés. Les rôles sont imposés par la société mais nous les jouons de manière active. En jouant à être autre, l’acteur se fait être autre. « A la longue, l’idée que nous avons de notre rôle devient une seconde nature et une partie intégrante de notre personnalité. Nous venons au monde comme individus, nous assumons un personnage, et nous devenons des personnes » Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. C’est ainsi que les acteurs peuvent finir par correspondre à leur rôle et s’y identifier en se définissant par lui. Ils en viennent à coïncider objectivement et subjectivement avec leur rôle, sans aucune distance. Au fur et à mesure qu’ils sont intériorisés et incorporés (somatisés) au cours du temps, les rôles peuvent être joués de manière inconsciente en suivant des schémas de comportements routiniers et quasi automatiques. « La facilité avec laquelle les acteurs mènent à bien, sans avoir besoin d’y réfléchir, et, malgré tout de façon conséquente, ces routines conformes aux normes, signifie non pas qu’il n’y a pas eu de représentation, mais tout simplement que les participants ne se sont pas rendu compte qu’il y en avait une » Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne.
Dans le roman La Chute d’Albert Camus, la prise de conscience que la vie en société est un spectacle permanent est vécue par Clémance comme une malédiction dans un monde où les autres pensent qu’ils ne jouent pas. « Sans doute, je faisais mine, parfois, de prendre la vie au sérieux. Mais bien vite, la frivolité du sérieux lui-même m’apparaissait ». Clémance trouve alors un réconfort dans le sport et le théâtre où tout le monde sait qu’il est en train de jouer en obéissant à des règles conventionnelles parfois arbitraires.
La quête d’authenticité peut se manifester par le refus de se mouler dans des rôles sociaux préétablis, perçus comme des contraintes sources d’aliénation (processus par lequel on devient étranger à soi-même). Le film Le locataire (1976) dépeint l’aliénation sociale à travers l’effacement progressif de l’individualité du personnage sous la surveillance constante de ses voisins.
Cette quête peut s’incarner dans la figure du rebelle qui refuse le conformisme au nom de l’affirmation de son unicité, comme le personnage du film Fight club (1999) qui rejette son rôle d’employé au profit et laisse libre cours à ses pulsions. Bien que certains rôles sociaux puissent être vécus comme moins contraignants que d’autres, le rebelle peut aller jusqu’à concevoir toute vie en société comme une entrave à l’épanouissement individuel, ce qu’un régime totalitaire ne ferait rendre plus saillant.
Elle peut aussi se manifester sous la forme du solitaire qui refuse les compromis sociaux et souhaite être la source principale de sa reconnaissance. Dans Persona, suite à une crise lors de l’exercice de son métier d’actrice, Elisabet choisi ainsi le repli aphasique sur soi en tant que tentative de soustraction aux attentes et aux jugements d’autrui. A quoi bon jouer des rôles pour être apprécié par autrui si l’objet de cette appréciation n’est pas soi mais l’image que l’on donne à voir pour l’obtenir ? C’est la question que posait Alfred Hitchcock dans Sueurs froides (1958).
Mais ces deux attitudes ne peuvent être que partielles et provisoires car il est difficile de s’affranchir de toute relation sociale et du besoin de reconnaissance par autrui. Comme le note William James, « le suicide social complet ne traverse pour ainsi dire jamais l'esprit de l'homme » Principes de psychologie, 1904. D’ailleurs, le narrateur de Fight club cherche à réaliser ses aspirations en trouvant la reconnaissance dans une communauté et Elisabet de Persona se moule dans le rôle d’une patiente traumatisée en bénéficiant d’une forme de reconnaissance et d’attention de la part de l’infirmière.
L’authentique trouve un équilibre entre affirmation de soi et reconnaissance par autrui en exprimant son individualité dans les bornes de son rôle social. Nos démocraties libérales se caractérisent par une multiplicité de rôles sociaux, lesquels laissent une marge de manœuvre au jeu de l’acteur. La richesse et la diversité des interactions sociales qui en découlent permettent alors la formation d’un soi et d’une image de soi comme individu singulier, disposant de certaines caractéristiques qui le différencient des autres. Mead distingue le « moi » compris comme l’ensemble des rôles sociaux de la communauté intériorisés permettant de guider et d’évaluer les comportements, et le « je » compris comme les réponses spontanées et impulsives plus ou moins créatives de l’organisme à ces normes et attentes sociales (qui n’est pas déterminé par elles). « Le Je est la réaction de l’organisme aux attitudes des autres ; le Moi est l’ensemble organisé des attitudes des autres que l’on assume soi-même » Mead. Il appelle « soi » l’individu singulier et conscient de lui-même qui émerge de leur confrontation. Ainsi, bien que son émergence dépende de la socialisation, le soi parvient à s’individualiser. Mead insiste sur la dimension créative de la socialisation, qui n’est pas un processus subi passivement par l’individu et qui, de ce fait, n’est pas homogénéisant. Dans Persona, la confusion des identités d’Elisabet et Alma (l’infirmière, qui représente son identité sociale constituée par le jugement d’autrui) reflète ainsi le processus complexe de développement de soi, où le moi social et le je privé se confrontent. Mais leur parfaite fusion en un soi stable, représentée par le plan qui juxtapose les visages des deux femmes, semble impossible. Cette distance irrésoluble, qui rend vaine toute tentative d’assimiler l’authenticité au fait de « rester soi-même », s’illustre tout au long du film par l’usage de nombreux clair obscurs qui séparent les visages.
Dans ce film métaphorique, Ingmar Bergman s’amuse avec les faux semblants du cinéma et rompt avec les attendus du spectateur avide de divertissement sans pour autant quitter son rôle de réalisateur.