Bernardo Bertolucci a exploré la problématique de l'étranger tout au long de sa carrière cinématographique, un héros qui, pour une raison ou une autre, se retrouve dans un autre pays, dans un autre espace personnel, dans une autre vision du monde. Un tel héros est un étranger partout, mais tous ceux qui l'entourent sont des étrangers, même si cela ne semble pas évident de l'extérieur. L'Italien Marcello Clerici (Jean-Louis Trintignant), dans le film «Le Conformiste», se retrouve plongé dans l'univers destructeur du fascisme à cause de traumatismes d'enfance. L'Américain Paul (Marlon Brando), dans le film «Le Dernier Tango à Paris», est profondément déprimé après le suicide de sa femme et se trouve en France. Le couple américain Port (John Malkovich) et Kit (Debra Winger), du film «Un thé au Sahara», se rendent en Afrique du Nord pour raviver leur amour. Le jeune homme asocial Lorenzo (Jacopo Olmo Antinori), du film «Moi & toi», se retrouve au sous-sol d'une maison avec Olivia (Tea Falco), une jeune fille venue d'un autre monde et plus âgée que lui.
Dans le film «Innocents», nous découvrons également un héros qui se retrouve à l'étranger lors du printemps contestataire de 1968. L'Américain Matthew (Michael Pitt) vient à Paris pour étudier le français. Il est passionné de cinéma et fasciné par le cinéma. Il est alors attiré par la célèbre Cinémathèque française, où il rencontre d'autres cinéphiles comme lui. Ainsi, le jeune héros à la psyché fragile se retrouve dans cinq nouveaux mondes à la fois: celui de Paris, celui de la culture française, celui de la Cinémathèque, celui de ses amis étrangers et celui du début de la révolution.
La passion de Matthew pour le cinéma le conduit à rencontrer Isabelle (Eva Green) et Théo (Louis Garrel), frère et sœur. Ils se considèrent comme des jumeaux, bien qu'ils ne se ressemblent en rien. On voit ici deux incestueux se regarder comme Narcisse regardait son reflet dans l'eau. Et si nous continuons cette analogie mythologique, alors Matthiew finit par tomber amoureux de deux «Narcisse» à la fois, ou de deux de leurs reflets à la fois. Ainsi, le personnage principal semble être entré dans le sixième monde. C'était comme s'il se retrouvait dans un monde miroir. Ainsi se forme une union trinitaire de cinéphiles entre les trois amis. Les trois amis ne vivent pas leur vie, mais la modifient constamment, tels des réalisateurs, comme pour l'adapter aux standards des chefs-d'œuvre cinématographiques mondiaux. Ils sont à la fois réalisateurs et acteurs l'un pour l'autre. Les amis vivent dans un monde onirique. Isabelle et Théo testent régulièrement Matthew, l'essaient, vérifient s'il correspond à leur vision du monde. L'Américain passe une sorte de casting pour un rôle dans la vie d'Isabelle et Théo. Et il le réussit avec brio. En peu de temps, les amis ont pu expérimenter différents rôles sexuels: exhibitionniste, masturbateur, voyeur, cocufiage, sadomasochiste, participant à une orgie. Finalement, Isabelle libère Matthew de la bienséance, et Matthew libère Isabelle de sa dépendance envers son frère. La liaison entre Matthew et Isabelle brise le lien entre frère et sœur, entraînant des conséquences traumatisantes pour tous les trois. La vérité est que Théo lui-même est une personne assez médiocre. Isabelle est aussi une personne médiocre. Théo n'est que la moitié, pas le tout. Isabelle n'est également qu'à moitié. Et c'est seulement ensemble que frère et sœur représentent le pouvoir hypnotique de leur charisme partagé. Ils sont constamment en compétition les uns avec les autres et rivalisent avec les personnages de films, comme s'ils essayaient de les surpasser en quelque chose. C'est pourquoi Théo, Isabelle et Mathiew courent à travers le Louvre, établissant ainsi un nouveau record. Mais en réalité, Théo et Isabelle sont des habitants paresseux de la capitale, vivant uniquement aux frais de leurs parents.
En général, le film regorge de choses répugnantes: mauvaise haleine, dentifrice sur les lèvres, brosse à dents dans l'urine, sperme sur l'affiche, sang vierge, saletés ménagères, parties génitales exposées, nourriture brûlée, nourriture jetée dans des poubelles. Et je ne parle même pas du dégoût interpersonnel des personnages. Il est ici nécessaire de rappeler les propos de la psychanalyste Julia Kristeva sur le dégoût. Ces citations aideront à comprendre l'importance de tout ce qui est dégoûtant dans le film. Le dégoût reflète l'état psychologique des personnages. Ainsi, Julia Kristeva: «Le dégoûtant, en tant qu’étrangeté imaginaire et menace réelle, nous intrigue d’abord et nous absorbe ensuite entièrement. <...> Quelque chose de dégoûtant crée et détruit simultanément le sujet. <...> Seul le plaisir rend possible l'existence du dégoûtant en tant que tel. Sans le savoir, sans le vouloir, nous en jouissons. Cruellement et douloureusement. <...> Le dégoût est une condition préalable au narcissisme».
Essayons de dresser les portraits psychologiques des cinq héros les plus vivement représentés dans le film.
Matthiew. Ce héros a deux pôles intérieurs clairement exprimés. D'un côté, il est naïf, et de l'autre, il a un cœur et une position personnelle. D'un côté, il est contre la violence, et de l'autre, il ne condamne pas la guerre du Vietnam. D'un côté, il succombe aux influences extérieures et, de l'autre, il fixe clairement les limites de son espace personnel et intérieur, interdisant à quiconque de les franchir. Le héros allie à la fois une morale conservatrice rigide et une vision créative progressiste de la vie grâce au cinéma.
Théo. Ce héros n'a aucun talent, et c'est là son principal problème. Ses aspirations profondes ne correspondent pas à ses capacités. Ce manque de talent engendre un manque d'ambition, ne laissant derrière lui que fierté et ressentiment. Théo cherche un soutien extérieur, et ce soutien ne peut être qu'extérieur. Le héros n'a que quatre piliers dans sa vie: ses parents, Isabelle, le cinéma et la révolution. Cependant, pour Théo, tous ces piliers ne sont pas liés à la réalité, mais à la fiction. Il manque de compréhension intellectuelle profonde de ses parents et de sa sœur, des significations cinématographiques et des fondements révolutionnaires.
Isabelle. Dans son secret, cette héroïne rappelle vaguement Molly Bloom de James Joyce. Elle semble constamment en dialogue avec elle-même, mais on n'entend pas son soliloque, son flux incessant de conscience. L'ouverture d'esprit, l'excentricité et l'amour d'Isabelle dissimulent en quelque sorte ses secrets, ses traumatismes et ses faiblesses. Vulnérable, elle peut aussi se montrer impitoyable. C'est précisément à cause de sa vulnérabilité qu'elle peut blesser les autres.
Mère (Anna Chancellor). Cette héroïne agit comme une sorte de communicatrice, de négociatrice entre deux parties en conflit, entre mari et enfants. La femme adoucit les tensions, interrompt les conversations hostiles et apaise la vie familiale. Sans elle, la famille aurait été détruite depuis longtemps.
Père (Robin Renucci). Ce héros a une pensée conservatrice. Il est étranger aux mouvements de protestation. Il aime instruire et enseigner. Mais lui-même n'aime pas être critiqué. Pourtant, il est le seul à subvenir aux besoins financiers de la famille et, à maintes reprises, il fait des chèques à des enfants désœuvrés qui ne le respectent pas.
Comme nous le savons, l'insurrection de 1968 en France a fait irruption dans la chambre de trois amis, accompagnée d'un pavé. C'est la révolution, et non les relations interpersonnelles, qui a brisé le lien entre Matthew et les «jumeaux» (Théo et Isabelle). Rappelons-nous les slogans de protestation de ces événements et choisissons parmi eux ceux avec lesquels nos héros pouvaient s'accorder:
«Soyez réalistes, demandez l’impossible!»
«Nous ne voulons pas d’un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s'échange contre le risque de mourir d’ennui!»
«On ne revendiquera rien, on ne demandera rien. On prendra, on occupera!»
«Ni Dieu ni maître!»
«Soyons cruels!»
«Vivre sans temps mort, jouir sans entraves!»
«Je suis venu. J‘ai vu. J‘ai cru!»
«Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi!»
«Le bonheur est une idée neuve!»
«La culture est l‘inversion de la vie!»
«L’imagination au pouvoir!»
«Imagine: c’est la guerre et personne n’y va!»
Je tiens à souligner le travail magistral du chef décorateur Jean Rabasse. Les couleurs et les demi-teintes de chaque pièce du film changent constamment et traduisent l'humeur changeante des personnages. La musique, quant à elle, non seulement traduit l'humeur des personnages, mais parle aussi pour eux lorsqu'ils sont silencieux; elle semble révéler leurs secrets. Le travail de caméra de Fabio Cianchetti est admirable. La caméra n'interfère en rien avec le spectateur, ne s'immisce pas dans l'action, mais choisit les angles qui révèlent au mieux la personnalité des personnages et reflètent au mieux le temps et le lieu de certains événements. Des éléments de cinéma vérité apparaissent parfois dans le film, gages d'authenticité historique.
Avec «Innocents», Bernardo Bertolucci nous a une fois de plus démontré son talent de réalisateur pour placer des héros dans des situations inhabituelles et difficiles. La sortie de telles situations est toujours liée à des changements radicaux chez le héros. Le héros du début et celui de la fin du film sont toujours deux personnes différentes. C'est probablement là que réside la magie du cinéma.