Chaque nouveau film des frères Coen est un petit événement en soi dans la sphère cinématographique. Deux ans après le western True Grit largement récompensé -mais oublié par les Oscars-, les Coen reviennent sur le devant de la scène avec un biopic fictif mais largement inspiré de la vie d'un chanteur de folk au doux nom hollandais Dave Van Ronk mais bel et bien new-yorkais. Sélectionné à Cannes et auréolé par Steven Spielberg du Grand Prix du Jury, Inside Llewyn Davis donne l’occasion aux Coen de revenir à un cinéma plus intimiste après leur western grand public. Il s’agit surtout pour eux de rester dans la continuité de leur filmographie qui s’attache à décrire des personnages qualifiés de losers. Si le personnage provoque moins d’humour et beaucoup plus de mélancolie que les protagonistes des précédents films des frangins, Llewyn Davis n’en reste pas moins un personnage, un matériau taillé pour les Coen. Ils poursuivent le travail morne entamé par A Serious Man de manière pointilleuse et intéressante.

Un homme joue un morceau de guitare folk sur une scène new-yorkaise, un soir d'hiver 1961. Le gérant lui indique qu’un homme en costard l’attend à l’extérieur. Le musicien sort et se fait passer à tabac par l’homme en costard. Quelques mots ont été échangés et au sol, on fait la connaissance de manière brutale avec Llewyn Davis, comme si le monde s’acharnait contre lui dès cette introduction. Par le biais d’une transition en fondu, l’intrigue revient quelques jours en arrière dans un appartement élégant de l'Upper West Side où Llewyn Davis se réveille, embarrassé par un chat. Généralement, les personnages des frères Coen sont des ratés dès le départ. Or ici, Llewyn Davis semble n’être au bout de quelques minutes qu’un gars à qui toutes les misères du monde lui tombent dessus. Là au mauvais moment, au mauvais endroit, à mauvais moment de sa vie. Mais paradoxalement, l’intrigue repose sur un fil conducteur qui va progressivement faire prendre conscience du caractère misérable du personnage. Llewyn Davis n’est ni plus ni moins qu'un gars minable, autodestructeur, égoïste, égocentrique, dépendant, etc. Il n’est même pas reconnaissant des opportunités musicales que les autres lui offrent, des lieux pour dormir, des conquêtes féminines. Sa destinée est toute tracée, il sera un perdant. Et pourtant il ose croire qu’il peut s’affranchir des autres et se révéler au monde en tant que musicien de folk talentueux. Il est à ce point prétentieux qu’il croit pouvoir s’en sortir seul. Définitivement seul après le suicide de son partenaire avec qui il avait une certaine notoriété. Il s'agit surtout pour lui de se remémorer le souvenir de la gloire passée. Aujourd’hui, il n’est plus que Llewyn Davis, un musicien oublié de la culture folk. Les Coen dépeignent un personnage fort en contradiction. Il veut se créer un future plein de gloire et de richesse, alors que ses proches savent qu’il n’a aucune ambition. Il refuse de voir la vérité lorsqu’elle est présentée sous ses yeux. Il croit tellement à son talent qu’il en vient à snober certaines offres pour s’obstiner à démarrer avec les plus grands managers. C’est un gars qui fait les mauvais choix dans sa vie, des choix fatals. Une fatalité qui ne va cesser de s'abattre contre ce personnage coincé sur sa petite personne, jalousant le succès des autres et se retrouvant étalé sur le sol d'une rue sombre d'un quartier new-yorkais.

Llewyn Davis est interprété par un Oscar Isaac qui tient là son premier grand rôle au cinéma mais surtout l’un des meilleurs rôles de sa carrière. Avec ce film, il explose à la lumière de par l’essence qu’il donne à son personnage mais surtout par sa voix qu’il a travaillé des années auparavant (Oscar était chanteur dans le groupe The Blinking Underdogs) et lors de la pré-production du film pour avoir un style au plus près du folk. Un biopic peu consensuel pour lequel Oscar Isaac n’a pour autant pas hésité à s’impliquer totalement et cela se ressent à l’écran tant il dégage le charme, la fougue et la naïveté d’un jeune musicien en quête de gloire. A ses côtés, il retrouve une vieille connaissance de Drive (NWR, 2011), l’élégante et enragée Carey Mulligan qui a quelques lignes de dialogues bien senties indélébiles dans la construction du film. D’autres seconds rôles plus anecdotiques illuminent le film dont un Justin Timberlake dandy, réservé mais enjoué, un Garrett Hedlund trop inexpressif pour bien le juger et un John Goodman qui cabotine comme jamais, presque une marque de fabrique de sa part chez les Coen. Sans oublier le chat qui a son importance dans la prise de conscience de la personnalité de Llewyn Davis. Avec cette galerie de personnages, les Frères Coen réalise une comédie vive et noire dont le propos n’est pas tant de se moquer de ce personnage mais plutôt de porter un regard triste sur une génération à qui l’on fait croire qu’elle est la nouvelle légende de demain.

C’est tout le contraire et Llewyn Davs va l’apprendre à ses dépens que la vie est un parcours tonitrueux, absurde et rarement récompensé. Même le chat Ulysse qui l’accompagne pendant l’intrigue vivra de meilleures aventures (hors-champs) que lui. De la même manière que le nom qu’il porte, il va passer de nombreuses épreuves avant de retrouver l’environnement calme et paisible du chez-soi, d’une vie régulée et normale. Llewyn Davis en prendra conscience devant l’affiche de L’Incroyable Randonnée qui passe dans un cinéma du coin. A nouveau, les frangins font preuve d’un véritable travail d’orfèvre sur la réalisation, le montage et la retranscription de ces années 60 dans un New York qui ne dort jamais, la nuit étant le moment pour tous les musiciens de se montrer au monde. Il y a un travail très méticuleux sur le montage, très précis, presque chirurgicale qui contribue à cette fascination à laquelle il est difficile de se séparer pendant la projection. Autant le sujet morne prête davantage à un certain état d’esprit morose, autant le défilé d’images est d’une prouesse artistique bluffante et persiste à faire considérer que les Coen sont définitivement des cinéastes contemporains majeurs.

Inside Llewys Davis signe donc à nouveau le retour des Coen à un style plus intimiste, plus pointilleux, plus psychologique. L’intrigue dépeint ce musicien folk selon un fil conducteur dont l’intérêt est de faire prendre conscience progressivement au spectateur de la naïveté, de la bêtise, de la méchanceté et du m’en-foutisme de cet homme qui n’est pas capable de saisir les chances qui s’offrent à lui. Aidé par un acteur grandiose en la personne d’Oscar Isaac, combiné à une mise en scène élégante et précise, Inside Llewin Davis est un film symbolique puisqu’il revient aux tendances des réalisateurs à s’attacher à des personnages grotesques mais néanmoins attachants. L’aspect morose est encore plus présent que sur A Serious Man où même si les situations cocasses s’enchaînaient, elles laissaient finalement place à un dénouement monstre que personne ne voyait venir. Même logique ici où l’intrigue dévoile progressivement des éléments de la véritable personnalité de ce chanteur adversaire au monde et à ce qui l’entoure, une enflure de première en quelques sortes. Un portrait très intelligent, très beau et très triste d’une génération oubliée qui croyait vivre le rêve américain. Un biopic sensible peu consensuel qui tranche radicalement avec le genre et permet aux Coen de produire là une nouvelle pièce maîtresse de leur filmographie.

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le 6 nov. 2013

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Kévin List

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