Dans un style empruntant au western urbain et à la SF paranoïaque des 50s, Carpenter met en scène un ouvrier itinérant, John Nada, découvrant, grâce à d’étranges lunettes de soleil, le filtre donnant accès à la véritable nature de ce qui l’entoure : conditionnement mental et nantis venus de l’espace peuplent la ville de Los Angeles.

Invasion Los Angeles est le plus paradoxal de tous les Carpenter. A la fois légère et pugnace, cette série B s’illustre comme un pamphlet ludique ; réalisée, à l’instar de Prince des ténèbres, avec des moyens très réduits suite au fiasco de la carrière du cinéaste (Jack Burton), elle associe rancœur à l’égard des dérives de son époque. Film d’action politique viril, They Live est une critique rageuse et sans ambiguïté du jusqu’au-boutisme de l’ère reaganienne et de ses corollaires : la paupérisation généralisée contrastant avec une opulence affichée et ce que Dali aurait qualifié de « crétinisation de masse ».


Uppercut politique

Qu’on ne s’y trompe pas pour autant : Invasion Los Angeles n’est pas anarcho-communiste, c’est l’œuvre d’un américain loyal et capitaliste assumé, exaspéré par l’absurdité régnant sur le navire ; autrement dit, l’expression d’une préférence pour la lucidité, quelque soit les principes ou les attachements (ainsi, Carpenter qui aime filmer la ville de LA pour une majorité de ses pépites reconnaît sa part obscure et pourrie).

Atmosphère étrange, amère et criarde, pétrie par des frustrations et un cynisme qui ne disent pas leur nom. Colère et dépression couvertes se disputent l’espace psychique dans un contexte d’anomie galopante et d’illusion d’abondance. Une société à deux vitesse se crée. Les entreprises coulent, les postes disparaissent. Certains pourtant ne sont pas affectés. Et pendant ce temps, le commun des mortels (la classe moyenne) mène sa vie sans percevoir d’inconvénient à la situation. Invasion Los Angeles est la représentation parfaite de l’hypocrisie du darwinisme social, appliqué de façon injuste de surcroît, avec le masque du rêve américain désinhibé. Sa critique se porte sur le leurre des principes de la civilisation libérale, domptée par les intérêts matériels et étriqués d’une caste. La liberté à disposition, la chance de s’accomplir pour tous : pour Frank, c’est un leurre, que John lui ne fait que découvrir, mais avec une précision et une violence le poussant à la réaction.

Malgré une vision alarmiste entretenant une proximité avec l’univers dystopique de Philipp K.Dick, Invasion Los Angeles est aussi soutenu par un espoir dans la victoire de la vérité et de la justice. Ce dernier n’omet pas le comble de la situation et grand barrage à la fin du cynisme : l’empressement des gueux, premiers exploités dans cette réalité aberrante, à vomir par de grasses interjections la parole de ceux qui leur veulent du bien ; s’agaçant d’être interrompus dans leur coma. Toutefois en dernière instance, les héros, pourtant des hommes insignifiants et de surcroît, sans qualification ni de statut au sein de la société, permettent la révélation de la supercherie et donc une inévitable, mais approximative ou en tout cas imprévisible, prise de conscience généralisée. Ce retour à l’ordre a un prix : le final, cru et teigneux, traduit la condition de ceux qui ont renoncé à la cécité : la levée du voile sur un certain cynisme, sur la réalité dont on sait maintenant qu’elle occupe toute la vie, implique l’absence de la sérénité et l’impossible repli. L’accomplissement d’un tel combat est aussi le sacrifice ; le dévouement à la lutte contre les forces installées nécessite un élan sans filet.


Renversement paranoïaque

La force à la fois esthétique et narrative du film, qui concrétise également sa pulsion contestataire, c’est de matérialiser l’implicite (sur les panneaux et grâce aux lunettes, le sujet-consommateur voit directement le but, non plus la représentation qui doit y amener), de la même manière que la réalité émerge de façon radicale pour le personnage (il peut identifier, par-delà les masques sociaux, les exploiteurs de ce système occulte). Il s’en dégage la sensation d’un uppercut terrible, à la fois grossier, dérangeant à première vue car trop manifeste et carré pour être vrai ; puis qui nous amène à consulter le monde avec un regard neuf, intensément éveillé, au point où l’inaction serait un scandale ou même, à titre intime, une résignation suicidaire. C’est d’ailleurs le sens manifeste de ces lunettes dont une trop longue séance éreinte.

Cette perception grandissante et vertigineuse d’une réalité tronquée, où tout se joue en-dehors des hystéries ostensibles, place le film à la lisière du fantastique et… du complotisme. Son malaise souterrain conjugue la mise en doute de ce que nous tenons pour vrai et le constat que le monde social et politique est orchestré par des faussaires, n’a pas la substance qu’on lui accorde communément. A ce titre, Invasion Los Angeles pourra être qualifié d’antisémite ou d’extrême-droite par les gardiens zélés de la conscience nulle et de l’analyse trouvant son objet dans la posture de flic. En effet, les dominants masqués sont venus d’ailleurs (ce sont des aliens) ; colporteurs de valeurs artificielles, il agissent au profit exclusif de leurs référents et ne sont inclus que par leur nature, pour ne pas dire, leur appartenance ethnique. Par ailleurs, ces infiltrés appartiennent à la business-class et aux catégories aisées de la population, auxquelles sont ralliées les forces de l’ordre.

Cette vision de la colonisation silencieuse peut naturellement être comparée avec les thèses qualifiées comme »antisémites », mais c’est une vue de l’esprit expéditive et appauvrie, qui ne saurait être entretenue que par des »penseurs » dont les postures (souvent de facilité) ont pour effet de transformer tous les sujets universels en boîte de Pandore, jetant ainsi l’anathème sur les activités de l’esprit non-encadrées et labellisées. De la même manière, un intégriste de »l’anti-extrémisme » pourra voir dans John Nada un lonesome wolf dans la tradition de »l’extrême-droite » états-unienne, agissant seul pour combattre la société établie. Là encore, le recours est opportuniste puisqu’il rattache à un thème fourre-tout et omet l’absence de portée ou de revendications idéologiques non seulement du film, mais aussi des héros. L’engagement est ailleurs, il se trouve dans la suspicion et le rejet d’un modèle politique hégémonique (seule sa loi compte, sous quelques déclinaisons plaisantes ou démagogues – la consommation, le culte du bien-être et du plaisir immédiat) et d’intérêts particuliers s’étendant à l’ensemble de la vie (collective puis privée). D’une part, la perception de cette proximité entre Invasion Los Angeles et une »extrême-droite » ou un »antisémitisme » aux contours flous est compréhensible et prévisible ; d’une art, elle est fondamentalement le résultat d’une conception fade du monde des idées et d’une pauvreté métaphysique et philosophique élevée au rang de norme (éventuellement de norme bienveillante).



Badass show

La peinture au vitriol du bonheur matraqué et des conformismes sociaux de son époque s’accompagne d’une autre qualité : Invasion Los Angeles est fondamentalement un film »badass », pouvant exclusivement être abordé comme tel. Flanqué d’une pointe de second degré et marqué par une générosité permanente, il affiche plusieurs séquences-cultes, dont le premier usage des lunettes et le final. Cette tendance atteint son paroxysme avec la bagarre de dix minutes entre Frank et John. Arrivant par surprise et exécutée sans trucages, elle est le résultat d’un mois et demi de préparation et justifie particulièrement la présence au premier rôle du catcheur Roddy Piper. Ubuesque et volontaire, elle s’est inscrit au Guiness du genre grâce à la longueur.

La prestation et le personnage de Piper incarnent justement cette tendance du film le rapprochant du pur cinéma d’exploitation, fauché mais surtout totalement libre. Tout en confrontant à une réalité anxiogène, The Live implique un héros décontracté, embarqué malgré lui ; il apparaît même passablement ramolli, ou au moins traduisant un jugement défaillant, notamment lorsqu’il se fait découvrir à cause de son impulsivité et de ses sarcasmes. Son attitude de rebelle insouciant puis de héros téméraire suscitant tour à tour l’amusement et la sympathie ; l’équilibre du film doit beaucoup à cette compagnie. On soulignera au passage que le réalisateur fait porter à ce héros une partie de son héritage et de ses dilemmes (confessions concernant son père, jeunesse d’aventurier en jean et sac à dos, regrets à l’égard de sa candeur passée et agacement éprouvé devant une génération bradant ses idéaux) .

L’aspect »badass » se situe aussi dans la philosophie intrinsèque du programme : s’il valide la charge contre l’individualisme égocentrique de ses prêcheurs du soulèvement, le ton du film, comme ses héros, incarnent un individualisme ouvert à la condition de l’autre et aux cas de conscience. Ainsi Invasion Los Angeles campe une sorte d’anarchisme « de droite » dans un contexte à la double spécificité : nord-américain et en emphase avec les laissés-pour-compte malmenés par un système mesquin, antisocial et destructeur.


http://zogarok.wordpress.com/2014/10/08/invasion-los-angeles-they-live/

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le 9 oct. 2014

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