Depuis la découverte enchantée de son "Intervention Divine" en 2002, il faut bien avouer que le cinéma d'Elia Suleiman n'a pas changé, si ce n'est qu'il s'est même encore (apparemment...) dépolitisé - une dépolitisation qui lui est clairement reprochée par les défenseurs d'un cinéma arable / palestinien forcément militant, comme on le voit dans l'une des très rares scènes dialoguées de son "It Must Be Heaven" : quelque part du côté du Jacques Tati abstrait de la dernière période ("Playtime", "Trafic") pour l'observation détachée et drôlatique du chaos et de l'absurdité du monde, de Buster Keaton avec son héros impassible au visage "lunaire", voire du Kitano des débuts pour une préférence marquée pour des plans fixes composés - très beaux - et des regards caméra des protagonistes.


En fait, "It Must Be Heaven" se présente comme une sorte de paroxysme silencieux et tranquille de cette façon particulière de filmer, au risque de la saturation (certaines vignettes sont tellement belles et tellement gratuites qu'elles peuvent irriter) ou de l'indifférence (la neutralité et la systématisation du mécanisme sont telles qu'on peut se sentir exclus d'un tel film, objet parfait, qui n'a pas vraiment besoin d'un spectateur, après tout, pour exister...). Pourtant, même si ces reproches adressés à Suleiman sont fondés, ce dernier réussit à ménager dans la construction de son film suffisamment de moments "magiques", ou tout au moins "inspirés" pour que son propos prenne effectivement vie, et que s'envole, pendant quelques minutes, l'impression de claustrophobie engendrée par une telle approche. C'est en fait l'irruption de la musique, par ailleurs largement absente pendant le film, qui ouvre la brèche émotionnelle dans "It Must Be Heaven" : le chant bouleversant de Bahlam Maak accompagnant le calvaire absurde d'une porteuse d'eau, la poésie sombre de Cohen pendant la scène burlesque de la poursuite de l'ange dans Central Park, mais aussi la magnifique scène de danse solitaire qui amène la conclusion du film, sont trois moments littéralement enchantés, qui nous permettent de vivre intensément cette douleur et cette tristesse soigneusement enfouies derrière le glacis d'une mise en scène parfaite de l'anodin.


Mais quel est donc le réel propos de"It Must Be Heaven" ? Il est fréquent de citer Voltaire ou Montesquieu à propos de ce regard naïf, comme étranger au monde qu'il contemple, de Suleiman. C'est en effet pertinent, mais il ne fait pas non plus minimiser la contemporanéité de son discours : s'il admire - tout en souriant des clichés inhérents - la beauté des femmes et de la mode parisiennes, s'il s'effraie de la libre diffusion des armes dans la société américaine, il me semble que le propos de Suleiman est plus profond que cela, et ne saurait être réduit à la mise en scène, aussi soignée et originale soit-elle, de quelques idées reçues. Son obsession pour les véhicules de l'autorité policière - scooters, voitures, trottinettes ou autres dispositifs électriques modernes - par exemple, surtout lorsque les "forces de l'ordre" sont lancées à la poursuite ridicule de bien pauvres délinquants, traduit peut-être un constat accablé de l'inutilité et de l’iniquité de la répression. Son récit d'une dispute de voisinage avec un voleur de citrons assez aimable pour tailler et arroser ses arbres est facilement extensible à une description de la dégradation de la psyché palestinienne (le grand sujet de "Intervention Divine", souvenons-nous !). Les deux sketchs sur l'enterrement orthodoxe et la fureur vertueuse des deux musulmans buveurs de whisky ne sont-ils pas aussi une manière douce mais ferme de pointer les contradictions des doctrines religieuses, de quel bord qu'elles soient ?


Et, au final, comment ne pas avoir les larmes aux yeux, quand, après avoir beaucoup bu dans le film (vin, arak, whisky), résonne cette phrase qui pourrait bien être LE MESSAGE définitif de ce film à la simplicité déceptive : "Vous, les Palestiniens, vous ne buvez pas pour oublier, vous buvez pour vous souvenir !" ?


[Critique écrite en 2019]

EricDebarnot
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le 7 déc. 2019

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Eric BBYoda

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